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Presse française


Art Nouveau, 1947 – Robert Vrinat


Il est rare de trouver une interprétation aussi originale du paysage. Theo Kerg cherche les grands rythmes verticaux et horizontaux d’une ville, anime cette solide architecture de masse flamboyante de telle sorte que la planche fait bloc, gagne une unité très vivante. Le désir de composer le hante indubitablement. Et il dresse sur le papier un puissant réseau de lignes et de lumières, qui confère à l’oeuvre sa solidité particulière qui se dégage de la ville.

Arts, 1947 – P. Descargues


Theo Kerg a cherché la synthèse des lignes architecturales en les dépouillant de toute contingence ambiante et il a réussi les plus curieux tableaux linéaires, d’où se dégage la signification graphique d’une cité. Ainsi chacune nous apparaît avec une âme spéciale exprimée par le trait habile de l’artiste, commentée par une phrase lapidaire qui répond, en la résumant, à l’impression ressentie. Par exemple, l’Etreinte des Ruelles précise exactement le sentiment éprouvé en face de cette marée de toits mosaïqués de tuiles, dominant le gouffre sombre des boyaux serpentant entre des masures bancales. Theo Kerg appelle cela Interférence. C’est aussi à travers l’entrebloc compliqué d’une grille qu’il fait apparaître comme voilée de lointaines et pittoresques architectures de Fribourg, et il écrit dessous : Dentelle Architecturale. Partout il cherche la ligne dont le développement se déroule en une belle harmonie parfaitement équilibrée, tant au point de vue du trait qu’à celui des valeurs d’ombre et de lumière, que son remarquable talent sait rendre si colorées par la savante opposition des blancs et des noirs.

Revue française de l’Elite, 1947 – P. Mornand


Theo Kerg est, sans conteste actuellement ” le peintre de la ville “, celui qui sait le mieux saisir la rigueur d’une architecture, le baroque d’un paysage, l’étale d’un fleuve au long d’un quai, discipliner ces éléments et en faire un portrait psychologique et esthétique. Passant des villes suisses de Bâle, Berne ou Fribourg à Paris, il est amené à transformer inconsciemment son émotivité à y ajouter une pointe de tendresse. Cette transformation se remarque dans l’emploi des noirs et des blancs beaucoup moins contrastés dès qu’il s’agit d’un quai de la Seine, d’une église parisienne, que s’il s’agissait des toits de Fribourg. Mais ce sont là bien des subtilités. Theo Kerg expose des lithographies impeccables. L’ombre de Notre-Dame de Paris se détache sur le fleuve qui la cerne ; le quai aux Fleurs s’illumine de soleil, une nouvelle fois le paysage parisien se restitue à nous avec la tendresse captieuse et c’est toujours le même envoûtement. Theo Kerg (et là je cite son préfacier, notre ami Diehl) donne à son oeuvre la meilleure chance, celle de vivre pleinement avec son temps tout en paraissant s’en détacher par les divers sujets qu’il a traités selon leur éternelle présence.

Opéra, 1947 – Jean Bouret


Déchiffrer comme le fait Theo Kerg, toute la face du monde extérieur pour en nourrir le canevas impérieux aux cent mailles pressées de son univers intérieur. Orchestrer la sensation de l’espace, la lumière et l’esprit dans ce réseau tendu et dense. Détruire en partie forme et contour pour mieux retrouver la pulsation même du rythme vivant, constructeur, qui se développe de proche en proche au sein d’un subtil morcellement coloré. N’est-ce pas là une tentative qui mérite qu’on y prête attention.

Introduction à la préface…, 1947 – Gaston Diehl


Text  I

Accroché aux plus profondes racines du temps, le cœur de Paris se survit à lui-même, dans une sorte d’immobilité altière qui défie les mutilations progressives apportées par les siècles et témoigne pour l’histoire. Dans cet entrelacs de quais et de ruelles à peine dégrossis, aux noms doucement surannés qui ceinturent Notre-Dame, le long des rives de l’Ile-Saint-Louis qui s’érige en harmonieux parallèle et prolonge familièrement la fière silhouette de l’éperon ancestral, on respire un air d’un autre âge, au rythme apaisé. Que de fois, dans ce refuge miraculeusement préservé, suis-je venu chercher réconfort et quiétude. Au soir des tourbillonnantes journées parisiennes, je retrouve ici l’amicale présence, si calme, si autoritaire, des eaux et du ciel, de l’auguste nef et des vétustes bâtisses, amoureusement mariées dans leur déroulement éternel.

Text  II

Mariage fécond et sans cesse renouvelé où la nature vient à tout moment s’ajouter aux efforts de l’homme pour leur conférer une dignité imprévue.

Jamais ensemble ne fut plus privilégié. A l’aube comme au couchant, l’incomparable spectacle qui s’y déroule vous surprend toujours, tant les moindres constructions se parent ici des mille reflets variés du fleuve que cadencent tour à tour les arches des ponts et la lente procession des grands peupliers.

Jamais aussi, haut lieu ne fut plus prodigue en message d’une exaltante spiritualité. Sur ses bords, comme en une enclave inattendue au milieu du déchaînement contemporain, tout le tumulte de la capitale meurt soudain. Et dans le silence ouaté qui règne ici, on pressent plus qu’on entend la sourde et lointaine pulsation de la vie qui apparait d’autant mieux transfigurée et rayonnante.

De telles impressions sont, je l’avoue, difficiles à définir pour qui ne les subit journellement, et l’on a vu trop souvent ceux qui tentaient l’épreuve, abâtardir et défigurer vainement ce site consacré par les siècles. Bien qu’il fût parisien d’adoption Théo Kerg a eu le mérite de s’y risquer après tant d’autres. Servi par le trait léger et cependant fouillé de ses lithographies qui semblent directement crayonnées, utilisant adroitement dans ses compositions les puissantes alternances de verticales et d’horizontales, il a su restituer tous ces lieux dans leur étonnante grandeur amicale et respecter leur vrai caractère interne sans faire appel à quelque inutile pittoresque. Héritant avec profit des leçons puisées auprès de Klee, il réussit par le seul jeu des taches d’ombre et de lumière, à pousser la description jusqu’au détail, tout en conservant à ce visage minutieux son atmosphère particulière où les éléments parfois se confondent, se répondent ou s’accouplent mystérieusement : miroitements de l’eau et reflets du ciel, enlacements robustes des branches et balancements tendus des arcs. Sous cette évocation fidèle de la réalité, qui fixe la durée dans son aspect le plus quotidien, il atteint cependant, par sa simplicité même, à la sérénité du témoignage vivant que chacun reconnaîtra avec ferveur dans cette suite de planches où s’établit avec une rare autorité toute l’impérissable noblesse de notre cité.

Gaston DIEHL, 1947


Parti de l’abstraction, ou plutôt de ce que l’on a coutume d’appeler ainsi, Kerg a compris que l’art pour l’art, le jeu esthétique sont vides lorsque l’homme est absent. La présence humaine, qui seule donne un sens au plaisir plastique, qui le multiplie et l’enrichit, lui est donc devenue indispensable. Ce qui est plus particulier à Kerg, c’est l’exceptionnelle qualité de son oeuvre. L’ensemble de gouaches, dessins à la plume ou au crayon, lithographies, toiles… présenté par la Galerie Bellechasse, révèle un artiste qui, sans doute parce que ses dons plastiques et son besoin d’expression se sont rejoints, donnent l’impression d’arriver à une période d’épanouissement. Kerg organise avec un sens musical évident les rythmes du tableau : verticales et horizontales, droites et courbes se répondent ; le jeu et la variation de la couleur donnent aux gouaches et aux toiles un charme extrême. Mais ce ne sont là, pour Kerg, que moyens de fixer la sensibilité, de l’écouter, de l’exprimer. Tartanes et lamparos, remmailleuses, Catalanes, hommes traînant des filets, nuit sur la Seine… sont traités avec un égal souci de la plastique et du contenu humain. Ainsi, sans se séparer de sa génération, Kerg peut vivre sa propre aventure et avoir une originalité très accusée.

Les Lettres françaises, 1949 – Jean-Pierre


J‘ai connu Theo Kerg au moment de son arrivée à Paris lorsqu’il avait derrière lui déjà un beau bagage de science graphique. On ne pouvait savoir à ce moment qu’elle serait son orientation picturale, ni qu’il transformerait le ciel en le simplifiant à des lignes rigoureuses et, pourtant, harmonieuses. L’exposition que Theo Kerg présente aujourd’hui est fort complète. Beaucoup de paysages du midi, des barques de Collioure, des ports montrent comment Theo Kerg sait jouer avec l’architecture et la lumière. Certaines gouaches d’intérieur sont tellement transparentes qu’on y sent la traduction fidèle d’un climat harmonieux. Mais beaucoup plus que tout cela compte le fait que Theo Kerg, après quatre ans de Paris, a assimilé totalement une façon de voir, de respirer et de sentir en peintre par le simple canal du tempérament et de la technique. Il a été amené à faire la seule peinture qu’on puisse faire, celle qui allie sensibilité et raison, quels que soient l’école ou le genre. Peut-être y était-il déjà prédisposé, mais c’est un des faits qui nous étonne toujours et qui nous plait de voir, un peintre naître dans l’Ecole de Paris et prendre rang avec les meilleurs, par une grâce d’état de mystérieuse essence… Kerg devient de plus en plus un élément intéressant en ce sens qu’il commence une nouvelle synthèse entre figuratif et non-figuratif et qu’il l’appuie avec de belles couleurs et une science du dessin rare qui le classent dans les tout premiers.

Arts, 1950 -Jean Bouret


Dès que l’on pousse la porte donnant de plain-pied sur l’exposition de Theo Kerg, on subit l’enchantement de ses couleurs, enchantement qui réside dans la sérieuse technique transmise par le maître Paul Klee, reprenant les procédés des artistes de la Renaissance, en particulier le broyage personnel des couleurs. Mais Theo Kerg n’est pas seulement un coloriste magistral. Il a voulu faire la synthèse des grands courants de la peinture en ces cinquante dernières années : impressionnisme, fauvisme, cubisme, abstraction. Maintenant il poursuit son chemin propre, indépendamment des groupes exprimant son rêve intérieur avec la richesse et la sûreté de moyens de celui dont les recherches ont abouti. Tout le travail accompli depuis sa sortie de l’Ecole des Beaux-Arts jusqu’à sa première exposition parisienne en 1947, n’a été pour lui que préparation et mûrissement. Depuis, il s’est affirmé par ses lithographies, ses gouaches, ses dessins, ses huiles enfin, que nous voyons aujourd’hui et qui nous séduisent par la qualité architecturale de leur composition, la poésie de leur rythme et la saine fraîcheur de leur émotion.

Réforme, 1950 – Françoise Reiss


Theo Kerg, comme la plupart des peintres, est parti d’une conception picturale qui devait beaucoup à ses aînés, jusqu’à s’apercevoir qu’il fallait, non certes les nier, mais les prolonger. Il y eut là un grand silence, c’est-à-dire que Kerg cessa de peindre et procéda à une réflexion sur son oeuvre propre, sur celles qui l’avaient précédée, sur la peinture elle-même. Et nous arrivons aujourd’hui à cette exposition de la Galerie Bellechasse, à cette exposition inspirée de la Douarnenez et de Collioure et qui peut donner à penser. Theo Kerg était préparé à la fois à la sévérité de la peinture et à la liberté de peindre : il a connu Klee à Dusseldorf en 1933, il en fut l’élève et il ne saurait être douteux qu’il doit beaucoup à un tel enseignement. Klee lui a appris que la peinture seule devait compter, c’est-à-dire qu’elle ne devait avoir sa fin qu’en elle-même et qu’il était bon que l’émotion qui peut naître d’une toile ne doive rien à ce qui ne serait pas purement plastique. Kerg a depuis 1932 beaucoup travaillé et c’est de ce travail qu’il nous présente aujourd’hui l’aboutissement : le peintre est maître de ses techniques, il ne saurait plus hésiter, il ne fait que ce qu’il pense devoir faire. L’oeuvre de Kerg ne saurait en effet s’expliquer qu’en fonction de deux domaines qu’on a toujours voulu appeler la peinture représentative et elle est déjà au-delà, dans la mesure où la représentation – ici des voiles, des navires, des filets de pêche ou des figures de marins – n’est plus qu’un prétexte à l’organisation de la toile.

Combat, 1950 – G. Marester


La position en art pictural de Theo Kerg est peut-être une des plus stables dans l’avenir. Il a fui la représentation figurative et évite l’abstraction. Il interprète, mais suggère ce qui l’écarte des complications cérébrales. Plastique avant tout, coloriste pour exprimer la joie de regarder, architecte pour nous l’assurer stable et durable…

Provençal de Marseille, 1950 – A. de Falgairolle


Lorsqu’on voit une exposition qui se tient comme celle de Theo Kerg, on s’aperçoit qu’on n’a que peu de choses à dire lorsqu’il s’agit de vraie peinture et que les mots ne sont pas seulement inutiles mais gênants. Voilà un garçon arrivé depuis peu à Paris, cinq ans environ, muni d’un bagage classique, c’est-à-dire de dessin, de sens des compositions et des techniques de la couleur. Il s’est adonné à un art très calme, une mise en page tranquille et s’est rendu compte que faisant ainsi il ne pouvait tout exprimer de ce qu’il ressentait. Le voilà donc fait une longue étude des tendances. Beaucoup à sa place se seraient jetés par réaction dans un purisme ou une abstraction totale. Or, il est prudent et il voit l’écueil. Il se contente donc, au fur et à mesure qu’il peint, de chercher une simplification des plans. Il y parvient à force de dessin, reprenant vingt fois le même thème, étageant ses lumières, les imbriquant. Aujourd’hui sur le thème de la mer, Theo Kerg donne des toiles extrêmement abouties par lesquelles il révèle ses qualités, dont la première est peut-être d’être un coloriste somptueux. La qualité de ses bleus et de ses rouges est étonnante par l’éclat et la résonance. Les compositions avec les barques et les filets sont d’une rigueur plaisante, on sent y circuler l’air marin de Valéry, l’air marin faiseur de sel et de miracles. Theo Kerg, parmi la jeune génération, occupe un bastion important, celui qui fait la frontière entre le figuratif et l’abstrait. Il dépend de lui que nous allions, lors d’une prochaine exposition dans un monde ou dans l’autre. Ses qualités seules en décideront, mais je crois que le côté humain qui le hante le sauvera du gratuit où vont les autres.

Arts, 1951 – J. Bouret


En plus chaque oeuvre nouvelle de Theo Kerg est, malgré les dimensions souvent restreintes, un pas vers l’art mural, celui qui le préoccupe depuis toujours, celui qui scande et enchante le mur de grands rythmes de lignes de couleurs et de plans transparents sans le percer. Nous voici à un état d’équilibre, à un palier, à l’aurore d’un nouveau départ. Nous connaissons maintenant la nature de l’évolution de Kerg, qui bien plus que d’une courbe géométrique se rapproche d’un arbre aux branches nombreuses et touffues, qui accompagnent sa croissance pyramidale sans l’entraver, bien au contraire. Il faut ici insister sur un point : en 1932, Kerg fut l’élève de Paul Klee. L’exemple de cet artiste unique, les leçons du maître incomparable, trouvèrent en lui un terrain d’élection. Sans amoindrir sa sensibilité, il apprit à mettre en évidence sa construction statique d’un ensemble dynamique ; il s’exerça à la longue patience de l’approbation des hasards dans l’oeuvre d’art, par une action de plus en plus volontaire, par une organisation sans cesse plus rigoureuse ; il lui dut aussi de sauvegarder son goût plastique, son amour de la matière. Tout cela explique qu’aujourd’hui l’oeuvre de Kerg force l’attention. Par sa singularité, sa richesse et son unité elle s’impose à une place éminente dans l’art contemporain. C’est en toute sérénité que nous la verrons croître et s’étendre. Une oeuvre n’est jamais achevée, un artiste véritable ne saurait cesser de progresser. Mais Theo Kerg cesserait-il de peindre qu’il aurait déjà apporté à l’humanité un témoignage d’homme et d’artiste, et une source de joie pour l’avenir.

Conclusion à une étude sur le peintre, 1950 – Robert Vrinat


Il faut savoir garder un regard neuf, toujours dispos, pour, en n’importe quel temps, savoir reconnaître l’oeuvre d’un artiste authentique que la vogue n’a pas encore dégagé de sa gangue de solitude. Nous sommes nombreux qui, inquiets et heureux à la fois, attendons les manifestations successives du talent de Theo Kerg. Lors du dernier Salon des Indépendants, ses deux toiles le plaçaient bien au-delà des autres peintres, en dehors de toute banalité, près des maîtres.
…Theo Kerg, voilà un nom à retenir !

Journal de Genève, 1951 – E. Fabre


L‘oeuvre originale et forte de Theo Kerg, un jeune peintre qui, depuis sa première exposition, en 1949, n’a cessé de voir grandir sa réputation.

L’Echo d’Oran, 1951 – J.-L. Audin


Theo Kerg, peintre magnifique, savant et subtil à la fois.

Le Peintre, 1951 – J. Chabanon


Il n’y a plus à découvrir Theo Kerg que couronna, l’été dernier, un grand jury italien et dont l’art est apprécié en maints pays. Son exposition chez Drouant David confirme sans réserve la maîtrise à laquelle parvient cet artiste de robuste formation classique, qui transporte et stylise jusqu’aux approches de l’abstrait ses sujets de prédilection. Une science rare du rythme dans la composition, la possession d’une palette où vibrent des bleus, des terres, des jaunes aux chaleurs d’émaux dotent son oeuvre d’une personnalité et d’une force suggestive hors série.

Libération, 1952 – Guy Dornand


Depuis plusieurs années Kerg avait travaillé avec acharnement, et à quelques reprises seulement, hormis les salons, avait manifesté les étapes de son évolution. Nous avons enfin, avec cet ensemble qui porte sur trois ans de peinture, une vue large à la fois sur une période assez longue, et sur la multiplicité de ses expériences comme sur la diversité de son inspiration. Et cela confirme avec éclat la haute qualité plastique de cette oeuvre, l’élégance et la sûreté de sa composition, la richesse et l’harmonie de sa palette, la poésie de l’atmosphère, la saveur toujours nouvelle des techniques les plus variées, maniées avec une habile maîtrise. Il est impossible, chez Kerg, de reconnaître la prééminence d’un élément. Encore que la matière, étudiée et travaillée avec passion, donne des effets de transparence, de matité, de graisse, de sécheresse à son gré, on ne peut lui sacrifier le rythme, toujours impeccable et personnel, ou le dessin, tantôt souligné en large trait fondu dans les glacis, tantôt suggéré par la juxtaposition de surfaces très individualisées malgré leur intégration totale à l’ensemble. Des plus petites aux plus grandes, ses toiles offrent le même caractère de densité uniforme, de solidité, d’équilibre, de séduction. Il reste fidèle à son rêve de synthèse entre l’expression des grands rythmes, des schémas expressifs, et la qualité plastique d’un détail représentatif dont il ne peut ni ne veut ignorer la valeur. Perpétuel aboutissement et perpétuel départ, l’oeuvre de Kerg reste constamment homogène, et cependant ne se repose jamais sur un palier possible. Elle se dessine plus encore dans la simultanéité des manifestations que dans un déroulement chronologique. C’est le fait des artistes qui ne veulent rien sacrifier, et ont assez de puissance et d’envergure pour tout embrasser sans mal étreindre.

Actualité artistique internationale, 1952 – Robert Vrinat


Theo Kerg est l’un des peintres de la nouvelle Ecole de Paris qui a marché à grands pas et su en peu de temps acquérir une maîtrise qu’il est aisé de reconnaître dans l’exposition qu’il donne actuellement. Les toiles, si j’excepte trois oeuvres consacrées à Notre-Dame de Paris et une vue du Pont Mirabeau d’un raffinement exquis, ont été conçues en Bretagne, dans la région de Douarnenez, d’où la raison de leur tonalité. Elles ont gardé une référence au réel dans la mesure où l’on reconnaît barques de pêche et filets séchant, mais cependant l’interprétation du peintre dépasse le cadre de la reproduction fidèle pour arriver à une écriture purement plastique de lignes de force et à une transposition colorée des volumes sonores. L’exposition a grande allure. Je dirais plus, elle a de la race.

Arts, 1952 – Jean Bouret


Kerg est un de ces peintres trop rares, en qui on peut mettre son espoir d’un renouveau pictural.

Echo d’Oran, 1952 – Jean-Louis Audin


Les gouaches de Theo Kerg ne sont pas des gouaches. Ce sont des tableaux à la gouache. Se servant de toutes les ressources de ce matériau, ressources inconnues jusqu’alors, il conduit la matière, provoque des surprises, là fluides, ici solides. Il innove. Mieux, il crée. La gouache a toujours permis des oeuvres ou préparatoires ou de verve, ou éclatantes. Ici ce sont des oeuvres complètes. Et peintes magnifiquement. Ces morceaux choisis, différents d’harmonie, de construction, d’éclat, conduisent l’amateur dans un monde féerique plus vrai que nature. Exposition qui marque une étape victorieuse dans l’art de Theo Kerg, un des sommets de sa génération.

Le Peintre, 1952 – J. Chabanoon


L‘art de Theo Kerg, exposé à la Galerie Georges de Braux (à Philadelphie), a à la fois une base visuelle et émotionnelle. Il est intense et vibrant. Il a un but et une unité. Malheureusement ces oeuvres ont peu de chance de revoir la France où presque personne ne les avait vues. Mais les gouaches qui vont à Anvers reviendront probablement – pour quelques-unes du moins – et elles font partie d’une série que Kerg n’a pas interrompue. Il y retrouve, transforme, enrichit son inspiration picturale, à base de rythme tant linéaire formel que chromatique ; et là cet art tout de mesure, de justesse, de subtilité s’épanouit dans son atmosphère optima. Il y élargit en outre la technique courante de la gouache : matière de composition nouvelle (c’est-à-dire souvent réadaptation de procédés anciens), usage à la fois réfléchi et audacieux, donnent une richesse d’effets de transparences, d’épaisseur, de légèreté, qui font de cette période de la production de Kerg un langage renouvelé, original, que beaucoup auront intérêt à entendre. Philadelphie et Anvers reçoivent Theo Kerg.

L’Actualité artistique internationale, 1953


Estimé et maître de son talent, Theo Kerg prend désormais place parmi les maîtres de l’art contemporain. L’exposition de ses dernières oeuvres est symptomatique à cet égard, De la puissante couleur naissent des formes qui sont comme des pôles d’attraction. Après avoir pris le bleu comme dominante de ces formes Theo Kerg recherche à présent l’éclatement de l’or, ” La Terrasse fleurie ” est fleurie d’or et accuse cette puissance nouvelle qui s’exprime avec une finesse plus apaisée et des tons plus rares dans la ” Grande Raie ” ou ” Un soir sur la Seine ” où apparaissent des mâts verts, ou bien encore dans ces ” Transparences ” où abondent les solides et généreuses qualités de Theo Kerg qui font que l’univers est proche. Proche est la digue, le sable, une voiture, dans leur propre univers. Chaque oeuvre de Kerg, en ocre, en noir, ou sienne, ou or, est un grand carreau poétique.

Tribune des Nations, 1954 – S. Tenand


Theo Kerg a bien assuré sa marche depuis sa première exposition, il y a sept ans. Nul ne sait aussi agréablement, aussi exactement, répondre à certaines demandes de la sensibilité d’aujourd’hui. Venu à Paris par Dusseldorf, Kerg a jusque dans le traitement matériel de la toile, dans les épaisseurs, les transparences et les vernis un sérieux qui est une marque de fabrique : sa grande Marchande de Poissons laisse flotter les yeux sur des voiles superposés, des écrans ocres, blancs, qui vibrent doucement. Venu à la peinture par la litho, Kerg enveloppe toujours franchement le motif, le pose sur un champ bleu de nuit ou rouge, dont les vibrations traversent tout : fenêtres, appareils enchevêtrés des ports, les maisons du charmant. Soir sur la Seine. La dissociation n’est pas poussée jusqu’à ce point de chute dans l’inarticulé, le spectacle est tout de signes et de couleurs mitonnés avec tous les ingrédients rayures, noirs, jaunes, qui le rendent savoureux et doux. C’est cette cohésion qui séduit et justifie le succès du peintre.

Le Monde, 1954 – André Chastel


Une toile de Theo Kerg n’est pas un monde fermé auquel le spectateur ne peut avoir accès qu’à condition d’accepter ses lois, Léonard de Vinci découvrait dans les lézardes des murs, les traits de paysages maritimes ou alpestres. Theo Kerg n’impose pas de limites à nos facultés de perception et d’interprétation. Nous sommes libres de traduire ses tableaux selon notre bon plaisir. Nous pouvons déchiffrer un motif soigneusement caché. Nous pouvons, si nous sommes réceptifs, en subir l’envoûtement. Nous pouvons abolir les frontières entre la fiction et la réalité et substituer à l’argument du peintre, nos illuminations, nos songes et nos mirages. Cette liberté laissée au spectateur qui cesse d’être un médium pour devenir un interlocuteur et un témoin actif, ouvre à l’art de très vastes perspectives.
Bien qu’il ait renouvelé son registre, Theo Kerg reste un peintre de nocturnes et de clartés lunaires. Le large diapason de ses bleus, s’étend de l ‘Outremer (du Lapis-Lazzuli) à l’azur. Mais il aime aussi les tons ambrés, les ors et l’écaille blonde. Les roses de son ” Marché Méditerranéen ” (peinture ayant figuré à son exposition de 1954 à la Galerie Bellechasse) sont des coraux broyés. Une peinture comme la sienne peut être assimilée à une musique de chambre. Un tableau, tel qu’il le conçoit n’est pas une projection de l’univers physique. C’est un pur objet de poésie.

Art-Documents, 1954 – Waldemar George


Le grand souci – l’unique souci – du peintre est de restituer, par des moyens uniquement plastiques, les émotions ressenties, une connaissance étonnante de procédés techniques de son art; une probité qui ne se dément dans aucune oeuvre ; une vision lucide à l’affût du sens caché des choses, telles sont les valeurs qui font de Theo Kerg un peintre d’une exceptionnelle qualité.
Les années à venir permettront à cet artiste qui s’impose déjà avec tant de force tant en Europe qu’en Amérique, de s’affirmer comme un des peintres les plus prestigieux de notre temps.

Art-Documents, 1954 – Gaudfernau


NAISSANCE ET ÉVOLUTION DU TACTILISME

Cette exposition de Théo Kerg, intitulée „Evolution du TACTILISME”, est justifiée par le fait que ce peintre-sculpteur parisien, toujours à la pointe de la recherche plastique, créateur du TACTILISME, a fait sa première exposition tactiliste en France en 1959, puis, dix ans après seulement, la seconde au Centre Culturel de Tremblay-lès-Gonesse sous le titre „Dix Ans de TACTILISME”. Pendant ces dix ans il n’a cessé de voyager, de montrer des expositions et de concevoir des œuvres de plus en plus audacieuses et significatives hors de France. Il est donc indispensable de montrer cette évolution, ne fut-ce qu’en raccourci par quelques exemples et des photos, Ce raccourci est imposé par les dimensions restreintes des salles d’exposition, ainsi que par les dimensions et le poids de certaines œuvres, par leur intégration dans une architecture (ou bien parce qu’elles sont elles-mêmes architecture). En effet, depuis vingt ans l’œuvre de Théo Kerg n’a cessé de se développer dans le sens mural, du monumental, de l’environnement, de l’architecture, de l’urbanisme. Son Tactilisme est une synthèse de la peinture fortement structurée et de la sculpture colorée, une rythmique expressive de la matière lumineuse, transparente au service de l’homme qui cherche une signification, un espoir, une intégration, un dialogue de la raison et du cœur, une confiance

Le peintre, sculpteur, Théo Kerg, est né au Luxembourg en 1909.

A vingt ans, attiré par une vocation artistique et malgré l’opposition de son père, il met sa volonté au service de la réalisation de ses projets et s’enfuit, à Paris. Tout en assurant sa subsistance en travaillant de nuit, aux Halles de Paris, il se consacre, de jour, à des études à l’Ecole des Beaux-Arts, à la Sorbonne et à l’Institut d’Art et d’Archéologie.

A la faveur de composantes, si diverses, prend naissance chez Théo Kerg une certaine vue du monde et, par voie de conséquence, la forme de son art. C’est en “voyageur solitaire” qu’il va poursuivre sa route. A cette époque règne encore à Paris, dans l’art moderne en vogue, l’influence toujours déterminante du fauvisme et du cubisme, mais il existait déjà un groupe d’art abstrait.

Théo Kerg se tourne vers cette forme d’art, sans y trouver tout de suite un appui ferme. C’est alors qu’il prend la décision d’aller poursuivre ses études à l’Académie de Düsseldorf où il se lie avec Paul Klee. Ce dernier lui montre le chemin de la vraie création. Nous savons tous que nous baignons dans les sons et les images que nous n’entendons ni ne voyons. Il suffit de tourner un bouton de radio pour entendre les sons, un bouton de téléviseur pour voir les images.

Le même phénomène se répète chez l’artiste à un degré supérieur, car c’est un radar naturel. Il est doué de la faculté de percevoir ce que d’autres ne perçoivent pas et il est en même temps doué de la faculté de rendre visible cet invisible, de dialoguer avec l’invisible et de transmettre cette possibilité du dialogue à ceux qui ne sont pas créateurs, mais sensibles et lucides. Pour transcrire ses perceptions, l’artiste invente son langage. La qualité de l’artiste dépend de la qualité, de l’efficacité de ce langage, de son actualité, de son adaptation à cette actualité.

Théo Kerg a inventé un langage très personnel et efficace. Il l’a adapté à l’actualité à tel point que douze ans avant les structuralistes il a fait, en 1937, des structures murales. Douze ans avant les images de la lune, prises en 1968 par les cosmonautes, il les a préfigurées exactement aussi bien au point de vue forme qu’au point de vue couleur et il a montré ces préfigurations à Paris, du 3 au 30 novembre 1959, dans une exposition mémorable, intitulée “Tactilisme Lunaire et Terrestre”

A l’occasion de cette exposition il a défini l’évolution de son langage, qui, basé sur les recherches de son maitre Paul Klee, a été d’abord un jeu de formes dynamiques, transparentes, inspirées du microcosme. Il a exposé ses toiles durant son adhésion au Groupe “Abstraction-Création” en 1934-37, avant de rechercher des structures, montrées à l’Art Mural de 1937. Dix ans plus tard, en 1947, il a présenté dans sa première exposition individuelle à Paris des œuvres à la fois transparentes et fortement architecturées, mais en même temps axées vers le signe. C’est ce langage qu’il a développé, élargi, approfondi ces vingt dernières années. « Ce qui frappe le plus dans cette œuvre, c’est l’union du mot et de l’expression plastique, deux domaines qu’on pensait irréductibles l’un à l’autre. Ici le poème se fait tableau et le tableau poème : tout y est profondément langage. » (Pierre Wurms, directeur de l’Institut Français d’Innsbruck, dans le catalogue de l’exposition Théo Kerg au Musée d’Innsbruck en 1967).

En effet, voici, pages 2 et 3, trois preuves : 10 une peinture structurée sur plusieurs registres horizontaux ; 20 une gravure monumentale sur bois en quatre volets verticaux ; 30 une sculpture en béton armé et dalles de verre sur trois registres horizontaux ; trois œuvres, dont les matériaux divers ont des résonances différentes selon l’impact de la lumière. Cette dernière est essentielle, primordiale pour le Tactilisme de Théo Kerg car elle fait vivre intensément les œuvres, et en influence l’aspect, le climat, l’atmosphère, le caractère.

Dans la première des trois créations citées, datée de 1964, la pâte épaisse et colorée, le graphisme des signes verticaux et horizontaux, incisifs comme les graphismes rageurs des murs, accrochent, absorbent, colorent, chauffent et font rayonner la lumière, creusent les ombres, accentuent et facilitent ainsi la lecture.

La deuxième œuvre, de 1966, intitulée “Tes Mains Fines”, est un chant d’amour qui court le long de la douce chaleur du bois clair travaillé par les intempéries séculaires, gaillardement dressé sur trois lattes fines comme les arbres majestueux des hautes montagnes du Tyrol où cette œuvre a été réalisée.

La troisième création, datée de 1964, est une stèle de béton, granitique et transparente, qui capte la lumière pour la renvoyer intensifiée par le prisme des dalles de verre. Trois parties la composent : en haut, un soleil ellipsoïdal, bleu (couleur de la spiritualité) — au milieu “l ‘Hommage A Ceux Qui Sont Morts Pour Rien” — et en bas, un mur de lumière.

A ces trois œuvres s’ajoute le métal, page 5,

du rythme, de la force de la structure, colorée, expressive, celle du signe qui qualifie, facilement identifiable, se référant à la lettre, ce signe conventionnel de l’écriture, message et moyen de communication d’une même civilisation. Mais, il y a d’abord le porteur de ces signes, le matériau. Le bois, la pierre, la couleur, le mot, le bruit sont des matériaux bien identifiables, des matériaux revêches, à la disposition de tous. Mais il n’est que l’artiste qui soit capable de les modifier de telle façon que nous puissions les oublier pendant qu’ils nous touchent, nous émeuvent, nous bouleversent, nous révèlent notre monde intérieur, celui qui nous entoure et bien d’autres.

Théo Kerg est un de ces artistes. Il explore les profondeurs de l’être, la base même de l’univers. Il en retient l’essentiel, et il en fixe le Spectacle par le dessin, les taches, les masses, par les flaques de couleur, des textures et des structures, par des reliefs de résine, de sable et par d’autres matériaux anti-picturaux, par des traits fins et des tracés larges avec le pinceau, le couteau, la spatule, avec le peigne et le ciseau.

Toute cette activité prouve que Théo Kerg reste ce qu’il a toujours été : un adversaire résolu de l’académisme, un anticonformiste, le type même du pionnier, de l’homme libre qui ne connait ni préjugé, ni frontière, ouvert à tous les courants, à toutes les surprises, à toute audace, à toute aventure, jaloux de garder sa liberté qui lui a coûté si cher. » (Pierre Garnier dans le catalogue de l’exposition Théo Kerg au Musée d’Art Moderne de Kassel en 1965.)

Théo Kerg vit en permanence avec les penseurs et les poètes, ses amis, ses frères même. Aussi, n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que ses créations soient souvent liées à la parole d’un poète ou à la sagesse d’un penseur. Lao Tsé, Erza Pound, Paul Valéry, Albert Camus, le poète nègre Léopold Sedar Senghor et le Noir américain James Baldwin sont quelques-uns des dispensateurs de pensée que Théo Kerg suit ou a suivi. Ce sont précisément les poètes qui le comprennent le mieux.

La complète liberté d’expression de Théo Kerg se manifeste dès 1934, année pendant laquelle à l’instar du Bauhaus il s’intéresse à la synthèse de l’art. De même que chez Richard Wagner, la musique, le chant, la représentation, l’effet scénique ainsi que l’espace, sont liés en une unité indispensable, de même chez Théo Kerg, la peinture, les arts plastiques et finalement l’architecture, constituent une unité élémentaire de son œuvre artistique globale, c’est-à-dire, suivant l’acception primitive du mot, une communauté, une similitude des éléments fondamentaux.

« Théo Kerg m’étonne parfois, écrit Max Robert, il m’enthousiasme et me déroute. A plusieurs reprises j’ai passé quelques jours chez lui à Paris. Je l’ai vu au travail dans son atelier rue Saint-Honoré. Il se méfie de l’inspiration, travaille avec patience, sans relâche, consciencieusement, comme les artisans de jadis. Il connait parfaitement son métier. Doué d’une intelligence et d’un talent extraordinaires, il a su réunir dans son œuvre les forces opposées. J’ai mis du temps pour comprendre que son art est fait de ces forces contraires. D’ailleurs, les différentes étapes de son évolution sont une suite logique de séquences qui ont toutes leur ordre de grandeur, tandis que son œuvre mémo n’a pas de référence à un ordre précis de grandeur. Par exemple, dans ses tableaux, il n’y a ni être humain, ni bête, ni plante, ni objet. Ce sont des mondes qui pourraient être aussi bien des agrandissements microscopiques que des visions du cosmos. Ses peintures, mêmes petites, sont monumentales, architecturales. Elles complètent le mur, dont elles se sont graduellement détachées pour devenir mur ou partie de mur. Ce n’est pas par hasard qu’il utilise des matériaux semblables à ceux des maçons. Cette prise de position a sa raison d’être. Pourtant, en créant, il n’a pas d’idée préconçue. Il ne commence pas par dire « je vais peindre le printemps d’Hiroshima ». La toile magnifique qui porte ce titre ne l’a eu qu’une fois le tableau terminé. Ce qui guide Théo Kerg, ce sont les matériaux. Il sait y faire passer admirablement l’actualité. Par exemple, dans le “Printemps d’Hiroshima”, l’équilibre instable de la toile, les tons légers en bas, écrasés par tes tons lourds et menaçants en haut créent une sensation d’angoisse. Ce n’est pas une lecture facile. Elle demande un effort. Mais cet effort est payant, car la lecture nous guide à travers un jeu savant de lumière et d’ombre, de tons chauds et froids, de reliefs et d’abimes. On ne se lasse pas de méditer devant ses toiles. »

« Max Robert a certainement raison, dit Pierre Garnier. Je ne me lasse pas de scruter les œuvres de Théo Kerg que je possède. Il a objectivé un de mes poèmes qui commence ainsi : « Le jardin est un port doucement remué. » En écrivant cela je voyais l’humus noir et vert, les plantes qui bougeaient comme des voiles. Théo Kerg a singulièrement activé cette poésie par le relief nuancé, si caractéristique pour son art, par une matière semblable à la cendre et la braise avec de grandes taches noires et rouges. Dans cette matière il a tracé ses graffiti, éparpillé les brindilles de quelques mots importants du poème, qui acquièrent ainsi une signification spécifique, une particulière intensité. En comparaison cela pourrait évoquer l’automne, ses vins lourds, ses récoltes abondantes, le port, le jardin ensoleillé, l’allée avec ses feuilles mortes. Mais, ce n’est pas cela, ou mieux, c’est cela et bien autre chose, car la peinture de Théo Kerg suggère une foule d’idées. Elle suggère, elle ne représente pas, elle laisse deviner, elle ne dit pas. Chaque peinture n’est pas une peinture seule, elle en contient mille et forme, malgré cela, une unité, un tout. » (Pierre Garnier dans le catalogue de Kassel.)

Pour enrichir davantage l’orchestration, pour accentuer les forces contraires, Théo Kerg a fait éclater, en 1959, la forme rectangulaire de ses toiles pour faire une transposition dans différents registres et même dans différents matériaux à l’intérieur d’une même œuvre. Il a atteint à une réelle monumentalité, une puissance certaine. Ainsi, par exemple, lors de son séjour dans les montagnes du Tyrol, entre 1963 et 66, il a découvert les possibilités d’expression du bois et il a créé des œuvres inattendues, qui ont fait l’objet d’une exposition au Musée d’Innsbruck. Les œuvres reproduites ici pages 7, 9, 11, 13, 15 ont figuré à cette exposition.

Dans l’excellent texte du catalogue, Alfred Strobel analyse l’art de Théo Kerg et dit à propos du bois incorporé : « A l’exposition d’Innsbruck, Théo Kerg présente pour la première fois des œuvres auxquelles il a ajouté un élément inattendu, le bois, qui entoure la peinture. Mais, contrairement au cadre qui ferme, délimite, entoure, ces constructions de bois ouvrent, prolongent la peinture, la complètent. C’est au Tyrol qu’il a découvert l’importance de ce matériau, dans les forêts, dans les jardins et les fermes des paysans de Dormitz. Le bois est devenu pour lui un élément de construction, de structuration et il l’a intégré totalement. Comme l’art de Théo Kerg est influencé par la souffrance de l’homme, son bois est souvent calciné. De cette façon ce dernier passe de l’état naturel et sain à celui de la souffrance, de l’amorce de la destruction. Ce n’est encore qu’une amorce, puisque la structure du bois est visible, mais la menace plane, pareille à celle qui plane sur l’être blessé, malade, vulnérable. Le bois ne forme donc pas seulement une unité avec le message du tableau, mais il en facilite la lecture. Ainsi que les autres matériaux de l’art de Théo Kerg, tels que la couleur, la pierre, le verre et les graffiti ; on sent ici une spiritualisation de la matière. » Dans le tableau intitulé ‘ ‘La Porte vers l’Au-Delà”, page 7, cette spiritualisation est très nette. Déjà la forme de la porte calcinée rappelle quelque peu certaines portes sacrées du Japon. Mais elle fait penser aussi à un joug, sous lequel tous passent avant la fin, le joug de la servitude quotidienne. Sur la toile, l’image de la porte, plus petite et renversée, suggère un éloignement, un acheminement vers un écran lumineux, déchiré par des graphismes. Cet écran ayant, en plus petit et renversé, la forme de la deuxième porte, la lente progression de l’éloignement est nettement marquée. Ce côté vulnérable, temporaire, est perceptible également dans la peinture intitulée “Un Homme” (page 9). Dans le Catalogue d’Innsbruck ce titre a été traduit par “Déchiqueté”. Mais il porte aussi le titre “Icare”. Les trois titres conviennent, car, tout homme qui, à l’instar d’Icare, tente l’impossible, risque d’être déchiqueté comme ce torse du tableau, qui, sans tête, les bras et les jambes arrachés, baigne dans un fond rouge feu et sang, tandis que les ailes burinées en bois calciné montent la garde, inutiles et indifférentes.

Tout comme les deux œuvres précédentes, “La Prière de Paix de Léopold Sédar Senghor”, écrite en 1946, est encore une déchirure (page 11). Ici, la forme du tableau en croix de Lorraine est déjà une mise en condition, renforcée par les extraits du poème : « Je sais bien que ce sang est la libation printanière dont I es Grands-PubIicains depuis septante années engraissent les terres d’Empire » (registre supérieur). « Car il faut bien que tu pardonnes à ceux qui ont donné la chasse à mes enfants comme à des éléphants sauvages. » (toile gauche). « Oui Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine par les sentiers obliques. » (toile droite). « Ah Seigneur, éloigne de ma mémoire la France qui n’est pas la France, ce masque de petitesse et de haine sur te visage de la France. » (centre). « O bénis ce peuple, Seigneur, qui cherche son propre visage sous le masque et a peine à le reconnaitre. » (registre inférieur).

A cette déchirure, à ce manifeste, s’ajoute, page 13, un autre manifeste, le “Poème Pendu” entouré de lithos et de peintures qui complètent et prolongent la situation. C’est déjà un environnement contestataire, puisque la pensée hautement poétique de Pierre Garnier, transformée en peinture-sculpture de polyester et couverte de quelques phrases de la “Ballade des Pendus” de François Villon, est réellement pendue pour marquer le sort réservé aux créateurs.

Autre déchirure, autre manifeste, autre contestation : “Le Soleil Noir d’Hiroshima” (page 15), appelé “Diptychon Hiroshimon” dans le catalogue d’Innsbruck, par’ référence à la tragédie grecque. Ici, d’un côté les volets tranquilles s’ouvrent sur une explosion terrifiante, dont le bilan est dressé à droite : le soleil noir, brûlé, est coincé entre deux battants calcinés, tandis que de la partie centrale, consumée, sont restées intactes les lettres grecques de l’Evangile selon saint Jean : « Au commencement était le Verbe. » Verdun ou Hiroshima, une question de degré dans la folie des hommes.

Chez Théo Kerg, les sources procèdent toujours du fait intellectuel. Bien des fois, celui-ci conduit à une explication du caractère violent, brutal et destructeur de notre temps. De par nature, Théo Kerg ne tend réellement à aucun pessimisme mais il donne en permanence un avertissement sérieux, qu’à bien prendre, il nous adresse à nous-mêmes, dans presque toutes ses Œuvres. Hiroshima, dans ses tableaux, est dramatiquement rendu ainsi que la lumière rouge des explosions et l’atmosphère d’anéantissement. Ainsi, au travers de cette œuvre, l’humanité entière se sent elle-même menacée du même anéantissement. Pompéi où soudainement  le cataclysme figea les hommes pour l’éternité, aurait pu être, de la même manière, l’image du déclin et de la ruine. Les hommes sont arrachés à la joie et à la douleur ; ils perdent la vie et l’âme et pourtant, au-delà de leur engourdissement, fleurit toujours l’espoir d’une victoire de l’humanité sur les puissances du mal et de corruption qui ne tendent qu’à sa perte. C’est pourquoi, précisément, malgré le    sérieux des œuvres de Théo Kerg, créées par sa méditation et remplies d’idéal passionné d’humanité, on peut y voir de pessimisme foncier. Il croit à pérennité d’une grande humanité ; il ne construit pas cet idéal, sûr de soi, pour pouvoir s’installer fermement, mais au contraire, il le rend conforme à l’attitude fondamentale de l’artiste, toute d’intellectualité, de clarté, d’intuition de transparence.

La “transparence” absolue est souvent atténuée dans le réel (mais non dans le réaliste) du fait des graphismes et des formes scripturales, courtes phrases, de mots ou même seulement lettres qui reviennent toujours mais à chaque fois dans un ordre différent et souvent reflété comme par un miroir. Les œuvres exposées        montrent tout cela d’une manière patente. Ces œuvres datent de la période qui s’étend sur dernière décennie, pendant laquelle il y a li de préciser les divers aspects successifs développement de son art. Aux masses fixes indécises d’un espace central transverse 1957, aux tableaux explosifs comme aux tableaux de cratères de 1958 jusqu’à 1960, a formes de 1960 à 1962 qui se dissolvent et réduisent en poussière, a succédé depuis 19t un nombre toujours plus grand de dessins de formes scripturales. Ce dernier stade est témoignage d’une connaissance renforcée c Théo Kerg de l’art du “Tactilisme”‘ créé par li Il n’a pas cessé de compléter, d’élargir se moyens d’expression et la gamme de ses matériaux pour faire finalement une synthèse de peinture et de la sculpture, avec une ouverture sur l’architecture. De ce fait il a introduit un sens actuel et une forme nouvelle. En effet, il a été dit plus haut, comment Théo Kerg a démonté le tableau pour le reconstituer sur plusieurs registres, y donner du corps, du relief, tout en gardant et en accentuant même la transparence initiale. On peut maintenant vivre, dialoguer avec ces panneaux, stèles et colonnes. Ce sont des amis acceptés au foyer, des objets de méditation, car l’art est une ouverture qui ne se ferme jamais, une insatisfaction totale », a dit R. M. Rilke.

Les teintes passent des tons terreux et obscurs jusqu’à la luminosité de la plus haute puissance ; le bleu y joue un rôle particulier. Aussi a-t-on surnommé Kerg : ”Le peintre du Bleu”. Mais le caractère d’horreur et de catastrophe des événements de notre temps le conduit également à utiliser le rouge intense comme dans « Le Soleil noir d’Hiroshima »

Il est bien difficile d’expliquer ce qu’est le “contenu d’un tableau”. Les titres, même s’ils ne sont souvent que symboliques, peuvent à eux seuls, être la clé de la compréhension de l’œuvre. C’est ainsi que Théo Kerg écrivait lui-même en 1959, lors de son exposition à Paris : « Je ne recherche pas la mise en œuvre d’un programme social, économique, politique ou autre. En conséquence, tous ceux qui pensaient trouver ici la glorification du sang et de la Patrie, de la mère allaitante, la traditionnelle allée d’arbres ou même les ruines d’un château-fort, seront désappointés. Mes tableaux ne sont ni des actes notariés ni des rapports de police. Je ne montre que de la peinture “peinte” et, tout spécialement de la peinture peinte avec la main et non avec une arbalète, une arme à feu, une motocyclette et autres moyens utilisés par les clowns.

Je peins aussi avec des couleurs, de la térébenthine, de l’huile, du sable, des résines et autres matériaux anti-picturaux. Je peins aussi avec patience, parfois avec dégoût, mais jamais en me conformant à des principes esthétiques et éthiques ou même à une inspiration. En peinture, c’est la main qui spiritualise l’œuvre et qui, aussi, en détermine la qualité. » On peut dire que dans l’œuvre de Théo Kerg, le macrocosme et le microcosme, l’Homme et l’Univers, sont unis intimement. L’artiste met l’un et l’autre en lumière. C’est d’ailleurs à la lumière qu’il semble vouloir vouer cette œuvre. Et il parait caractéristique qu’ait été reproduite, dans le catalogue de l’exposition de Kassel, déjà mentionnée, une longue citation sur la lumière, du jeune poète américain de couleur James Baldwin.

Donnons encore quelques indications sur ces importants domaines de la création artistique de Théo Kerg que sont ses grandes et nombreuses œuvres plastiques et ses conceptions architecturales. En dépit de leurs dimensions qui exigent l’emploi d’un matériau résistant, elles sont transparentes et peuvent être considérées comme la représentation d’un “tactilisme structural”. Les éléments de base à partir desquels se développe l’œuvre, sont le verre et les rayons de béton, comparables, toute proportion gardée, à ceux d’une ruche d’abeilles. Cela constitue sorte d’ensemble de vitraux qui participent l’exhaussement et à l’approfondissement. A l’occasion de la première exposition « Le béton dans l’art plastique » à Heidelberg en 1965, les œuvres de Théo Kerg furent désignées par la critique comme étant les plus significatives, celles où l’esprit anime le mieux le plus réticent des matériaux.

Le style et les caractéristiques de ses sculptures l’ont amené logiquement à l’architecture, plus précisément à l’environnement architectural dont l’aboutissement sera le Mortuaire de la ville de Mannheim. Sa peinture suit parallèlement la même évolution.

“Morceaux Tactilistes Choisis”, page 17, est un exemple de cette dernière période. Il se compose de deux volets, dont l’un est une peinture à deux faces d’un relief très varié, et l’autre un miroir double et transparent qui, d’une part élargit et développe psychédéliquement la peinture qui lui fait face, d’autre part attire dans son champ le spectateur qui, de ce fait, de simple témoin devient acteur.

Cet environnement, présenté pour la première fois en 1968 au Musée d’Art Moderne de Paris, se trouve actuellement au Musée de Saint Etienne, section : Art expérimental.

L’environnement Kafka, page 19, autre exemple, est une suite et un développement de l’œuvre précédente. Composé de quatre éléments, un totem à double face, une forme sculpturale fixée à une tige d’aluminium, un caisson à trois étages, un labyrinthe peint au dos duquel se trouve un miroir jaune. Chacun de ces quatre éléments est, sinon composé entièrement des lettres K.A.F.K.A., du moins en partie, soit directement, soit par réflexion dans les miroirs. Il en résulte un environnement déroutant, image d’un monde qui impose une répétition de structures, souvent déformées, un monde rempli d’irresponsabilités. Dénoncer l’irresponsabilité, c’est dénoncer l’injustice qui en résulte, corrélation entre le monde de Kafka et la tragédie de Martin Luther King. Théo Kerg a rendu hommage à ce dernier par un environnement tracé sur une base de 4 m X 4 m. Sur cette base, coupée par trois larges bandes bleues, symbolisant les emprisonnements du Prix Nobel de la Paix, des éléments préfabriqués en béton armé et dalles de verre sont placés librement, rappelant l’œuvre inachevée, interrompue par l’assassinat. Certains éléments sont faits des lettres S.R., abréviation de Ségrégation Raciale. Des parties hautes se dressent comme des calvaires, c’est-à-dire comme la vie de M.L.K. et celle de ses frères. Le verre bleu, couleur de la spiritualité, du combat spirituel, rappelle les vitraux des églises, lieux de rassemblement du pasteur King (p. 21). Cette œuvre, présentée pour la première fois au Salon de la Jeune Sculpture 1968 dans le jardin du Palais-Royal à Paris, est un environnement qui peut trouver son emplacement seulement dans un contexte urbanistique. En effet, depuis que la sculpture est descendue de son socle, elle s’est mise à marcher dans la ville. Elle a perdu son caractère d’objet pour devenir habitacle, sculpture habitable. A ce niveau, Théo Kerg a créé non seulement son « Hommage à Martin Luther King », mais surtout son « Mortuaire » de la Ville de Mannheim. Les deux se composent d’éléments préfabriqués, pour lesquels on s’est servi des mêmes coffrages, du même matériau. Le « Mortuaire » de Mannheim est l’aboutissement de recherches formelles, qui ont commencé en 1958 avec la toile intitulée ‘Formes ouvertes, Formes fermées” (page 52), toile murale et déjà mur elle-même par sa matière et son rythme tendu au-delà du cadre, marqué par les cratères. Transposé dans le béton dressé sur le gazon devant l’Administration des Ciments Portland de Heidelberg, ce même rythme de formes ouvertes et formes fermées porte le nom d’Icare. Il déploie ses ailes de près de cinq mètres d’envergure devant l’architecture fonctionnelle du bâtiment administratif. Par rapport à ce dernier, la sculpture de lave grise et de dalles de verre outremer forme un contrepoint indispensable, harmonieux (page 23).

Le rythme des deux œuvres citées s’inscrit également sur la façade de l’entrée principale du « Mortuaire » de Mannheim (page 24). Ici c’est la séquence d’un rythme qui scande les quatre façades de cette architecture-sculpture, unique en son genre. Théo Kerg a présenté lui-même son œuvre dans “Galerie des Arts”, no 53, en ces termes : « Peut-être faut-il rappeler brièvement les principes de mon Tactilisme, formulé voici plus de dix ans : l’œuvre doit être un événement plastique qui appelle les caresses de la main et du regard, elle doit être diversement structurée au point de vue matière et couleur, de façon que la lumière changeante en modifie le fait brut de la matière, du relief, du chromatisme ; en modifie de la sorte également le climat, la lecture, la vie, la vitalité ; en face une réalité autre avec la participation de l’homme. Ce phénomène psychophysiologique s’élargit de la peinture à la sculpture et développe sa plus grande activité dans la sculpture-architecture de lumière. Preuve de ce dernier fait est le « Mortuaire » de la Ville de Mannheim (architectes Schmucker père et fils et Hans Scherrmann), dont j’ai réalisé en 1965-67 le bâtiment pour les services funèbres avec des éléments préfabriqués en béton de gravier de marbre blanc et dalles de verre. C’est une sculpture-architecture monumentale, dont le sémantisme mouvement/matière, le spatialisme mouvement /lumière et le spatialisme mouvement/ couleur créent un espace/couleur qui change extérieurement et surtout intérieurement avec la position et la distance du spectateur. Il en résulte à l’intérieur de cette sculpture habitable une atmosphère dé fumière colorée, un climat serein, presque euphorique, une restructuration du dialogue vie/mort qui se situe presque à l’opposé de celui du passé. Extérieurement cette intégration du Mortuaire et de son milieu est également totale  (page 25).

Du sol jusqu’au toit, les rythmes, c. à d. l’alternance du graphisme et des masses, des pleins et des transparences, accentuent la logique architecturale, la rigueur poétique et musicale de cet environnement construit qui respire, de ce défi à la mort au centre du cimetière de la ville (pages 24, 25, 26).

L’idée de l’anti-mort, de l’anti-violence, de l’anti-racisme, bref, de l’anti-destruction a continué à préoccuper Théo Kerg. Témoin en est p. ex. son “Hommage à Martin Luther King” (pages 20 et 21).

Autre manifestation, autre dénonciation de l’autodestruction de la société actuelle a été l’exposition “Dix Ans de Tactilisme” au centre culturel de Tremblay-lès-Gonesse (mars—avril 69). Cette exposition, prise de position, mais aussi proposition de solution, était une preuve de l’importance du rôle social de l’artiste dans la société. Il joue ce rôle partout même, puisque Théo Kerg a profité des murs de l’église de Wiesloch (1968 — 69) pour y dénoncer, en béton et dalles de verre, l’injustice, l’erreur judiciaire, la faute individuelle, le crime collectif.

Depuis 1969 Théo Kerg a mis son TACTILISME au service de “Construction et Humanisme”, cette quête de l’humain dans notre environnement construit. Ce n’est non seulement un programme, mais une exigence impérieuse du présent et de L’avenir.

Théo Kerg, 1957


Théo Kerg: de la signification universelle à la signification singulière

Tactilisme, dit Théo Kerg lui-même, en parlant de ses œuvres à textures hétéroclites (encore que remarquablement intégrées sur le plan esthétique). Toutefois, je ne pense pas qu’il faille accorder à cette définition une importance exagérée. C’est par souci d’exactitude, pour des raisons de commodité de langage que Théo Kerg l’a inventé, pas avec la volonté plus ou moins vaniteuse de donner naissance à une nouvelle école, car le tactilisme de Théo Kerg lui appartient. Il est à usage interne, à son propre usage. Ce n’est pas un article d’exportation.

A ce propos, je me souviens d’une conversation que j’eu cet été avec Mark Tobey. D’après lui, tous les « ismes », finalement, se ramenaient à deux : le classicisme et le romantisme. A travers le tactilisme, c’est-à-dire la matérialisation singulière de sa vision, c’est à ce dernier en effet, que se rattache Théo Kerg, plus exactement, à la déviation expressionniste de ce dernier. Au surplus, personnellement, quoi qu’il fasse, je considère qu’un artiste ne peut se soustraire au poids de tout un héritage complexe, atavique, venu du fond des âges, qui, dans une certaine mesure, détermine son expression.

Il en est ainsi de Théo Kerg. Même dans ses toiles anciennes brossées dans le Midi, à Collioures ou à Saint-Tropez, il reste un peintre d’obédience, sinon purement germanique, du moins rhénane. II est du pays, à la fois franco et germanophone, de Callot et Doré, Grünewald, Granville et Schongauer. II est de ces régions frontières où s’affrontent, se confrontent et se mélangent deux civilisations, deux manières de vivre et de sentir. En France, nous les appelons les Marches de l’Est. Presque toujours elles ont donné naissance à des hommes sollicités par des courants de pensée différents, opposés, même, parfois. Cependant, ce n’est que chez les meilleurs que ces tiraillements de l’esprit et du cœur ont été surmontés.

Dans le cas de Théo Kerg, les contradictions auxquelles le soumirent son milieu et ses origines se sont trouvées résolues peu à peu, au fur et à mesure de son évolution, par une sorte d’osmose organique qui les faisait s’assimiler réciproquement. C’est pour cela que, dans son art, ne subsistent plus, pour l’analyste scrupuleux, que les empreintes alternées, sur un rythme de diastole et de systole, vitales comme elles, d’une double constitution s’élaborant indéfiniment suivant un processus dialectique. Ainsi, la dissemblance n’est plus source de conflits et de chaos, mais d’harmonie et d’organisation, à l’instar, en fin de compte (mais avec davantage de richesse) de n’importe quelle unité tempéramentale originelle donc insécable.

Ces signes d’une appartenance de l’artiste à des mondes antérieurs et extérieurs à lui, mondes profondément différents mais également inspirateurs, n’ont été que rarement relevés, énumérés et étudiés par la critique. II est patent, pourtant, que si l’expressivité de la couleur et du trait, chez Théo Kerg, participe bien, indiscutablement, des caractéristiques reconnues de l’art rhénan, la composition picturale, par contre, et la couleur elle-même, considérée in abstracto, en soi, c’est-à-dire débarrassée de ce que j’appellerai ses superstructures intentionnelles, appartiennent au courant classique de l’art français (multi morphologique, l’art français ne saurait être ramené à une simple continuité de formulation classique, mais il est certain que ce dernier constitue une de ses plus originales constantes), Quoi qu’il en soit, il est parfaitement normal que, pour Théo Kerg, ses études, ses séjours, et maintenant sa vie, depuis quinze ans, en France, aient infléchi sa sensibilité et modifié les formes de concrétisation qu’il donne à cette dernière. D’où vient, donc, cette curieuse méconnaissance des fondements constitutionnels de l’art de Théo Kerg?

Il me semble qu’elle est due, principalement, à l’atmosphère particulière de Paris où tous les signes distinctifs, quels qu’ils soient, se trouvent mêlés, confondus dans un brassage permanent qui n’abolit pas, à proprement parler, les différences de milieux originels, mais les fait se neutraliser. Ce n’est pas qu’elles disparaissent par uniformisation, mais elles perdent de leur importance par leur innombrable pluralité. En fin de compte, on ne les voit plus.

II faut dire aussi, que, dans son entreprise pour atteindre l’homogénéité plastique, dans sa conquête de l’unité, de l’ego (démarche intellectuellement romantique) malgré et par la diversité, Théo Kerg était en possession d’atouts majeurs. Ainsi rarement ai-je vu un artiste aussi complet que lui, à l’aise dans toutes les disciplines, sachant tour à tour faire plier, l’une devant l’autre, l’exigence de son esthétique et celle de sa matière même. Peut-être que ce respect du matériau et de soi (qui aboutit à une sorte de transfiguration de l’inerte par l’esprit) constitue ce qui subsiste de meilleur de son ancienne formation de sculpteur. Il est certain, au demeurant, que tout, chez Théo Kerg, est vu « en volumes ». II règne, dans ses œuvres, l’expression d’une joie manuelle sans équivoque. Cela est assez rare, chez les peintres, pour mériter d’être souligné. J’ai qualifié, plus haut, de démarche intellectuellement romantique la recherche, par l’artiste, de la spécificité du moi. II me reste, maintenant, à préciser que là où Théo Kerg, à mon avis, se sépare du romantisme, c’est dans l’usage qu’il fait de cette spécificité acquise. En effet, il ne lui donne pas pour destination de s’opposer au monde dans je ne sais quelle attitude d’isolement abstrait, mais, au contraire, de s’aligner sur le monde. L’humain devient alors un moyen de connaissance, mieux encore, un instrument de mesure pour l’univers. « C’est chose facile, à qui sait l’homme, de faire ensuite l’universel » dit à peu près Léonard. Par-là, Théo Kerg rejoint un ordre de préoccupations essentiellement classique. Car si l’accidentel et le contingent (envisagés comme des modes d’expression romantique) sont bien parmi les moyens de prédilection employés par l’artiste, il ne leur accorde aucune valeur de finalité. II ne les utilise que pour dépasser leur signification littérale et se dépasser soi-même par la même occasion afin d’accéder aux valeurs intemporelles classiques.

C’est à ce niveau que réapparaît la notion du conflit dont je disais tout à l’heure que Théo Kerg l’avait résolu dans l’unité et l’harmonie. En réalité, le conflit subsiste, mais il se situe bien plus à un stade allégorique et symbolique que dans l’objectivité du fait plastique lui-même. Là, il n’est qu’apparent, épisodique, contingentiel. Sa signification profonde est ailleurs, dans ses prolongements intérieurs. Il en est un peu de lui comme de ces anecdotes de l’Ancien Testament qui ne font que préfigurer, par leur sens caché, la réalité du Verbe dans le Nouveau Testament.

Ainsi, les heurts, les chocs, les complications et les conflits de matière ou d’expression, dans l’art de Théo Kerg, doivent être compris, par l’analyste, tels les signes prémonitoires d’un autre conflit, infiniment plus secret et subtil dans son déroulement (parce que scellé dans le cœur de l’artiste) mais toujours harmonieusement accordé, par l’échelle de sa progression, à des résonances cosmiques. Ces résonances deviennent de plus en plus aisément audibles dans ses œuvres récentes, celles réalisées durant le séjour bâlois, par reprise de peintures anciennes ou inachevées. Toutefois, elles ne marquent pas les accents de simples géographies imaginaires ou sidérales mais les étapes ou les phases du conflit par lequel l’homme s’oppose à lui-même (à travers ses espoirs et ses découragements) et par lequel if s’oppose à la nature.

Témoignage d’une confrontation permanente avec la nature, l’art de Théo Kerg ne saurait être considéré comme abstrait que par les esprits superficiels. Par quel miracle, d’ailleurs, l’abstraction pure pourrait-elle être conçue et réalisée par un plasticien ? II est évident, qu’il y a, là, contradiction de principe. En réalité, l’expression picturale de Théo Kerg procède d’une idée et d’une vision entièrement nouvelles de la nature et du monde. ElIe oscille entre l’inspiration puisée aux sources de l’infiniment petit et celle tirée de l’infiniment grand. D’où une sorte d’ambiguïté, comme une ambivalence. Tout tient, en comme, dans une interchangeabilité des échelles.

Il semble que le séjour du peintre à Bâle ait été particulièrement fructueux pour son travail, en raison peut-être de la disponibilité spirituelle qu’il lui accorda et aussi, sans doute, d’une certaine ambiance favorable. Toujours est-il que son évolution s’en est trouvée précipitée. Ainsi ses peintures récentes, brossées en Suisse, qui sont souvent, comme je l’ai dit, la modification et l’achèvement d’anciens tableaux insatisfaisants ou inachevés, se distinguent-elles, sur de nombreux points, de ses œuvres plus anciennes. En effet, de caractère plus fort, plus affirmé, elles voient, maintenant, les mouvements de leur matière s’inscrire sur des fonds stables créateurs d’espace.

Comme par le passé, certes, les structurations de la matière (violemment affirmées ou suggérées en sourdine) s’expriment par un dessin en relief, mais les mouvements qu’elles gravent sur la profondeur du plan sont infiniment plus variés. Rectilignes, obliques, courbes, inspirant des idées d’avancée ou de recul, ils imposent une lecture de la toile un peu semblable à celle d’un livre. Des trois caractéristiques principales de l’expression de Théo Kerg (caractéristiques qui se déterminent les unes les autres), texture, structure et rythme, il apparaît que c’est cette dernière qui a fait l’objet des efforts du peintre.

D’un autre côté, alors qu’autrefois les éléments de la composition traversaient la toile de part en part, ils sont aujourd’hui ramassés et concentrés en une espèce de noyau de forces dont les particules sont projetées dans l’espace pictural suivant des rythmes précis. Libérée de son contour, ta forme n’est plus désignée que par la matière. ElIe devient glissante, fluide, proche de la dissolution dont ne la sépare que la solidité des textures. Deux toiles me paraissent très significatives de cette nouvelle manière de Théo Kerg: « La Chûte » (où, dans une zone de silence, s’allume un point lumineux qui devient incendie de formes puis éclate et retombe) et « lcare » (qui traduit, dans une plastique très moderne, le mythe de la destruction et de la dislocation). Toutes deux, comme la grande majorité des peintures de Théo Kerg, paraphrasent, plastiquement, les plus récentes acquisitions de la science et de la technique contemporaines, de la balistique à la cinétique ou l’astrophysique. Même le registre chromatique participe, émotionnellement, de ce monde de l’intense chaleur et de l’ignition dans la connaissance duquel nous progressons à grands pas. Ce ne sont, en effet, que bruns roussis, fumées bleuâtres, terres brûlées, calcinées etc. Véritable témoin de son époque, Théo Kerg se considère comme un instrument récepteur et émetteur des grands courants de pensée qui animent le monde dans lequel il vit. I l est une sorte de radar intuitif qui capte les émotions ambiantes et les projette sur son écran à lui, le tableau. Ainsi la démarche esthétique de Théo Kerg se situe-t-elle sur un double plan d’abord sur celui de l’idée, de l’inspiration, ensuite sur celui de la technique.

A propos des fonds stables, dont je parlais tout à l’heure, il me semble, finalement, qu’il s’agit moins de fonds à proprement parler que, premièrement, d’une figuration de l’espace et, deuxièmement, de plages de couleurs destinées à faire vibrer les taches colorées incluses dans le thème plastique. Car chaque tache ou particule d’une toile de Théo Kerg vit intensément d’une existence que l’artiste a su communiquer à l’ensemble de son œuvre. Parmi les autres signes de l’évolution récente du peintre il me faut mentionner outre la substitution des formes ouvertes aux formes fermées (plus de cratères aux périmètres précisément délimités) le caractère d’intériorité de la lumière. Ce caractère provient de ce que la lumière n’est plus appliquée à la surface de l’œuvre, mais semble sourdre de sa matière même. C’est à travers les couches et les strates de la pâte elle-même que la lumière chemine, se développe, se fraie une voie jusqu’à l’épiderme du tableau. ElIe acquiert dans ces voyages (grâce aux polyesters, colorés dans la masse, aux glacis, aux jus ou aux opacités surmontées), une saveur inattendue et des qualités extrêmement rares de finesse et de mystère. On a parfois l’impression que ce sont de vieux murs, des plaques structurées ou des éléments fossilisés qu’elle illumine de toutes ses capacités restauratrices.

Par un assez curieux retour des choses, Théo Kerg, qui a abandonné les textures obtenues par collages (toiles, tubes etc.), revient à son ancienne manière de travailler qu’il avait inauguré, voici plus de vingt ans, alors qu’il appartenait au groupe Abstraction-Création. Ainsi l’accident n’est plus pour lui qu’une donnée secondaire destinée à être perçue après l’acceptation du message essentiel délivré par le tableau.

En effet, le contenu de n’importe quelle œuvre de Théo Kerg est à la fois intemporel et universel. La lecture de ses toiles ne saurait donc se faire en allant du singulier à l’universel, mais, au contraire, conformément à la signification de son expression de l’universel vers le particulier. En cela, par cette ambition et par les réussites qui la couronne, l’artiste rejoint les préoccupations de ce que la peinture d’aujourd’hui compte de meilleur et de plus apte à résister aux épreuves du temps.

Extrait : Revue « Art International » 20.11.1961

Denys Chevalier (1921-1978) journaliste, critique d’art, écrivain français et Pierre
Descargues (1925-2012), critique d’art, écrivain français, fondent en novembre 1948, le Salon de la jeune sculpture à Paris. Le dernier salon s’est tenu en 1990.


LES COLERES DE THÉO KERG

La ville de Mâcon organise au Musée des Ursulines jusqu’au 28 Juin I970 une exposition des ENVIRONNEMENTS TACTILISTES de THEO KERG.

Qui est Théo KERG ? – Un peintre-sculpteur d’origine bretonne, né en I909 au Luxembourg, qui malgré l’opposition de son père se consacre à des études à l’Ecole des Beaux-Arts, à la Sorbonne et à l’Institut d’Art et d’Archéologie de Paris.

A cette époque règne encore dans l’Art dit “moderne” l’influence tenace du fauvisme et du cubisme ; aussi, considérant cet enseignement comme non-actuel, décadent même, il décide de poursuivre ses études à Düsseldorf où il devient l’élève de Paul KLEE.

Paul KLEE, les recherches du Bauhaus : rencontres déterminantes pour un artiste qui refuse de se laisser entraîner dans les sentiers battus des courants établis. C’est donc en voyageur solitaire qu’il s’achemine dans des voies jusque- là inexplorées. Il remonte aux origines de l’expression, remet en question toutes les manifestations du langage pictural, réinvente le mot et la phrase, leur insuffle une aura signifiante qui les réanime et les dynamise.

L’un des aspects les plus frappants de son œuvre est la Poésie. “Ici le poème se fait tableau et le tableau poète : tout y est profondément langage,” dit Pierre Wurms parlant de l’art de Théo Kerg ; il crée un environnement poétique dans lequel le Poète parle : Kafka, Erza Pound, René Char, Paul Valéry s’expriment dans son œuvre. Théo Kerg vit fondamentalement son art sur un mode poétique ; il fait une synthèse originale de deux modes d’appréhension du monde : matière et écriture se conjuguent dans des pictogrammes rappelant les Pierres du Soleil des Calendriers Aztèques.

Théo KERG est un visionnaire qui parle avec la main ; ses rêveries fusent de ses doigts avant même d’être conçues cérébralement. Il saisit le monde non à partir de concepts mais de contacts d’où le sens profond de son Tactilisme. L’œuvre plastique n’est pas représentation, elle est expression d’une situation existentielle. “L’œuvre, dit-il, doit être un évènement plastique qui appelle les caresses de la main et du regard, elle doit être diversement structurée au point de vue matière et couleur, de façon que la lumière changeante en modifie le fait brut de la matière, du relief, du chromatisme.”

En effet, chez Théo KERG l’œuvre n’est jamais définitive, jamais achevée en soi, elle demeure en expectative ; c’est la Lumière qui contribue à rendre le Signe signifiant, qui lui confère sa tonalité affective. Les éléments jaillissent en rangs serrés, s’organisent en vagues disloquées ; la lumière s’engouffre dans les entailles profondes qui meurtrissent la matière, refait surface, se déchire aux arêtes vives de reliefs éruptifs pour se coucher enfin au creux de flaques ivres de couleur. L’artiste œuvre au sein même de la matière : le bois, la toile, le ciment le sable, la poussière même, autant de matériaux anti-picturaux auxquels il donne la parole, chacun participant selon son langage propre à l’élaboration de structures inédites. Il fait éclater le cadre spatial de la toile et structure ses compositions murales selon différents registres. La peinture “sort” du mur ou au contraire devient mur qui se crevasse, se hérisse, s’anime d’une vie sourde encore en gestation. La sculpture, elle, abandonne une part de son autonomie pour s’adosser à la surface. Un échange mutuel et constant enrichit ces deux formes de langage plastique qui se résument en une écriture dans l’espace que des miroirs déforment et déroutent vers d’autres horizons.

En s’efforçant, dans l’esprit du BAUHAUS, de répondre aux règles fondamentales de forme, de polychromie et d’équilibre des volumes qui définissent une conception globale de l’environnement l’œuvre délaisse son statut ” d‘ornement ” pour s’intégrer pleinement à l’ensemble architectural. C’est dans cette optique que Théo Kerg a participé à différents programmes, notamment au Mortuaire de Mannheim en réalisant une architecture-sculpture monumentale.

Entre les mains de l’artiste le matériau se métamorphose, la matière devient pensée, la chose devient mot. Il redécouvre la puissance phénoménale du Signe et en particulier de la lettre, du hiéroglyphe du graffiti. Incarne dans le bois ou le plâtre l’alphabet se fait véhicule de messages d’espoirs ou de détresse. Dans la composition murale intitulée “Cri”, la lettre “I” s’impose, grandit, s’extirpe littéralement de la surface, se multiplie, envahit tout l’espace qui se transforme bien tôt en théâtre de la terreur, obsessionnel et délirant, au sein duquel “seuls les yeux sont encore capables de pousser un cri. (R. Char) Malgré le désordre apparent des mots et des signes décochés avec violence, Théo KERG fonde un discours cohérent qui réalise l’unité originaire de l’homme et de son univers existentiel. En se heurtant à la résistance de la matière, en perçant l’opacité de la parole il arrive jusqu’à l’homme aux prises avec les contradictions, vécues quotidiennement, et qu’il tente de dénouer.

En effet l’œuvre de Theo KERG est toute empreinte d’humanité. Sans démagogie et sans agressivité il peint un constat : constat d’un monde qui assiste à sa propre perdition. Lucidement il dénonce la souffrance, l’anéantissement, tout ce qui tue, ce qui éteint le Soleil Noir d’Hiroshima ou dresse la potence du Poème Pendu. Ses prises de position ne restent cependant jamais purement formelles, c’est la matière elle-même qui vibre, espère, souffre et meurt. Ainsi le Poème de Paix de L. S. Senghor cloua des mots stigmatisés, crucifiés et crucifiants, a un gibet calciné, noir de désolation, dont le bois a perdu toute vie, toute chaleur n’évoquant plus que les épaves de navire s naufragés. Le matériau se nourrit des espoirs de l’homme ; ses souffrances le burinent, le rongent, le réduisent en cendres. Les teintes vibrantes et chaudes se dévitalisent, s’étiolent, prennent une apparence terreuse. Couleurs et matières se font le porte-parole du monde intérieur de l’artiste, de ses aspirations et de ses colères. Dans la série des quatre panneaux de la Liberté le mot LIBERTE, insolent, profondément ancre dans la pâte picturale dense et euphorique, se fait peu à peu moins violent, moins affirmatif, il perd confiance au fil des toiles, s’estompe pour n’être plus, enfin, qu’un souvenir pâle et indéchiffrable, qui n’a plus la mémoire de ce qui l’étouffa.

En fait Théo KERG se défend de vouloir “élaborer un programme social, économique ou politique” il veut traduire, dans un évènement : plastique, une émotion en face du monde : celle qui nous conduit aux sources vives de l’expression. Emotion à la fois dynamique et paralysante, qui au moment où elle nous interdit toute conduite discursive, nous plonge dans un univers de symboles, comme si, tout autour de nous, soudain devenait langage lourd de menaces et de promesses.

Françoise VACHER – Juin I970


LA SIGNIFIANCE DANS L’ŒUVRE DE THEO KERG – De la transparence du mural

Il y a 20 ans, le 4 mars 1993 disparaissait en la personne de Théo Kerg l’un des protagonistes de l’art contemporain luxembourgeois les plus contestés pour avoir, en 1940, regagné son pays natal occupé par les Allemands. Elève de Paul Klee, admirateur de Valéry, d’Eluard, de Lorca (œuvres en hommage), Théo Kerg était tout sauf un traître des siens. Les tribulations de la guerre étaient pourtant la cause de son exil en France où il bénéficiait de l’accueil sans réserve des amateurs de l’art contemporain ainsi que des artistes du mouvement « Abstraction-Création » (fondé en 1931) et des grandes figures de l’Ecole de Paris pour la technique du « tactilisme » , ainsi nommée par lui dès 1956 et qui allait culminer, sous l’influence du « spatialisme » divulgué par son ami Pierre Garnier, à  son  « tactilisme lunaire terrestre » enrichi d’une approche métaphysique sans doute alimentée par sa grande sympathie pour le groupe COBRA.

Les considérations suivantes, destinées à montrer l’originalité de Théo Kerg et son importance sur le plan de l’art contemporain en général, n’auraient pas vu le jour sans l’aide logistique de Monsieur Carlo Kerg, fils du peintre, dont l’impressionnante réserve de documents d’époque témoigne d’un labeur infatigable, depuis le décès de Théo, pour perpétuer sa mémoire au-delà des avatars d’une vie aussi contradictoire et riche en surprises que le siècle qui fut le sien.

A l’attention du lecteur : Les citations de Kerg non explicitement référenciées sont extraites d’une conférence donnée dans les années 70 et qui portait le titre « L’Etre et son Temps » (Archives Carlo Kerg)

« Je revois cette feuille blanche, analogue à des millions d’autres. Elle m’hypnotisait. J’entends le silence de l’atelier immense et clair. Je vois les toiles, les taches de couleur, les lignes encore indéchiffrables de Paul Klee danser aux murs. Je sens son grand regard calme posé sur moi pendant que la cascade académique de tous les trucs et tics de l’Ecole des Beaux-Arts : fusain, mie de pain, chiffon, estampe, lavis, etc, etc, défilait devant ma mémoire. Deux mondes se heurtaient en moi, celui que j’avais connu et qui devait s’avérer faux, périmé, fatigué, vidé, artificiel, sans vie, sans poésie ; l’autre, qui allait s’ouvrir devant moi, jeune, nerveux, vivant, dangereux, énigmatique, inquiétant, sarcastique, spirituel. Devant moi la feuille blanche m’hypnotisait toujours et me glaçait.

« Tenez », me disait Klee tout à coup, « il faut lui prendre ce côté apprêté, fabriqué » et, en avançant vers le lavabo où traînait encore de la vaisselle (il faisait sa popote lui-même) il mouilla la feuille, la froissa violemment, l’étala sur un papier buvard et me dit : « Choisissez un gros pinceau, trempez-le dans ce verre, prenez de l’aquarelle dans tel godet, laissez tomber une grosse goutte sur la feuille ».

Je suivis ses indications. Une grosse goutte de cadmium moyen tomba sur la feuille. Dans les creux et sur les crêtes des fines cassures la couleur se mit à courir, à stagner çà et là. « Répétez ce geste en prenant un ton en-dessous », me dit Klee. Une goutte de cadmium orange sauta sur la feuille et se mit à galoper dans toutes les directions. « Prenez une complémentaire avec ce petit pinceau et faites un geste libre, naturel du bout du pinceau, frôlez à peine la feuille ».

Je fis de mon mieux malgré mon émotion et un trait bleu vint blesser les deux soleils éclatés d’autant plus violemment que la feuille avait séché et que la ligne était devenue dure et fine.

« Voilà deux rondelles de pomme de terre. Utilisez-les comme tampon en les couvrant, l’une d’une couleur chaude, l’autre d’une couleur froide et créez un rythme adapté à ce que vous venez de faire ». Quel pédagogue !

Pendant que je m’évertuais, Klee regarda mes dessins tout en s’entretenant avec le Dr. Kaesbach.

Je m’évertuais, oui. Ce n’était sûrement pas un chef d’œuvre que j’étais en train de fabriquer. D’ailleurs Klee se moquait bien du « chef d’œuvre », il lui importait de sonder le nouveau-venu par ces gammes. » (Théo Kerg, lettre du 6 mars 1958).

Ainsi Théo Kerg relate sa première expérience, dans l’atelier de Paul Klee, en 1932-1933, juste avant que ce dernier fût obligé de quitter l’Allemagne nazie. L’expérience « tachiste » que le maître imposa à son élève fit découvrir à celui-ci le caractère éphémère de la forme et le pouvoir abstrayant du mouvement dans toute entreprise du regard. Selon Klee, « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible », et c’est proprement l’acte qui détermine l’œuvre d’art. C’est, en d’autres termes, l’œuvre en tant que mouvement qui se transmet, comme une tranche de langage en devenir et non pas comme un message figé. Il n’y a plus la toile, il n’y a plus la couleur ; il y a ce qui transcende le support et l’œuvre. Klee précise par ailleurs :  « L’art est à l’image de la création. C’est un symbole, tout comme le monde terrestre est un symbole du cosmos ». Comme le symbole se nourrit d’un mouvement constant entre son référé et son référent, l’art reproduit la conscience interminablement réflexive « entre la terre et l’univers ». Théo Kerg ne tardera pas à pousser jusqu’à l’extrême cet imaginaire mixte de l’air et de la terre

(cf. Bachelard, l’imaginaire des éléments) pour en faire le principe de « son » tactilisme qui « signifie animation de matière sous l’influence de la lumière » . L’abstraction n’est plus dès lors à considérer comme une technique qui consiste à extraire des qualités de leur contexte concret, mais comme l’effort de rendre visible ce qui relève de cette zone d’ombre entre le temps et l’espace, entre la terre et le ciel, entre les formes et l’informe, entre le regard et l’émotion.Ce n’est donc pas seulement le réel qui entre en jeu, mais tout autant l’irréel, ce qui fait de chaque œuvre isolée un fragment entre l’être et le non-être. Comme le dit Valéry, « La pensée ne fait pas naturellement de poèmes mais au plus des fragments. » Théo Kerg s’est toujours senti proche de Valéry, et il est probable qu’il se soit également approprié une certaine vision de la création telle que le poète la concevait. Valéry s’est notamment, dans ses Cahiers, largement confronté à l’importance de la « rature » dans l’œuvre littéraire et qui peut aisément être transposée à l’œuvre d’art en général. La rature est la scolie qui s’enlève de la dynamique de la pensée pour rendre celle-ci homogène, c’est-à-dire lavée de ses moments d’hésitation, de contradiction, bref, de sa genèse. La rature permet donc d’aboutir à l’œuvre d’art au sens traditionnel du terme : parfaite, sans rien de trop et sans rien qui manque. Cependant Valéry se prononce pour la mise en relief de toute rature dans l’œuvre, dans la mesure où c’est l’action, c’est-à-dire le dynamisme irrégulier, contradictoire, par moments anarchique d’une mise au monde qui l’intéresse. Cette mise au monde est donc toujours tâtonnante, riche de tous ses possibles et incapable de se positionner dans l’absolu. C’est pourquoi le présent de la création en devenir prime sur le passé (figé) et sur le futur (inexistant). Le résultat en peinture c’est une fragmentation du travail sur la toile dont le produit final n’est  lui-même qu’une esquisse de quelque chose qui demande à naître et que chaque instant fixe dans le provisoire. « La pensée est une rature indéfinie. » (P. Valéry, Cahiers) L’art dans cette perspective n’est pas la maîtrise du trait et de la forme, mais du brouillon qui contient l’œuvre parfaite sans la faire advenir,  la portant en gestation. « On ne peut pas en finir avec cette chose qui est pourtant fixe ». (Paul Valéry, Cahiers). S’y pose alors la question du temps du signe. Celuici est fatalement présent en discontinu, dans la mesure où chaque instant l’inscrit dans l’inachevé et le rend hésitant. La figure est sa propre absence, son propre avenir qui n’est pas parce que le présent est seul juge de l’advenance. La meilleure technique picturale à répondre de cette recherche paradoxale de l’instant intemporel, c’est le tactilisme, à savoir la mise en abîme de l’objet « par effraction » au sein de la continuité du réel. Pour Kerg il ne peut donc y avoir figure élaborée parce que l’objet fini n’appartient pas au présent et parce que le futur ne tolère aucun discernement a priori. Le tactilisme de Kerg est une construction paradoxale dont les éléments relèvent tous des  aller-retour d’une pensée qui se cherche, une fragmentation des objets qui aboutit à cette « non-figuration architecturale » que mentionne un Michel Ragon, critique d’art et représentant entre autres , avec Henri Perruchot, de l’Epiphanisme, mouvement de contestation du rationalisme existentiel de l’époque. Aussi un Pierre Garnier, auteur du Manifeste spatialiste, grand ami de Théo Kerg, écrit :

« Vivre à la source, c’ est-à-dire ne pas vivre dans ce qui est donné, mais être ce qui sera donné, c’est là le lieu de Théo Kerg. » (Pierre Garnier , in Les Lettres, « Le spatialisme chez Théo Kerg)

Or ce qui sera donné n’existe au présent que sous forme de ratures !

Théo Kerg s’inscrit dans la lignée de Paul Klee d’une part, des spatialistes de l’autre, ainsi que des peintres  représentants du mouvement Abstraction-Création fondé en 1931 en réaction au maniérisme surréaliste,   pour soutenir que l’abstrait est une qualité a priori invisible du réel mais que l’artiste a  vocation de révéler en inaugurant un présent de la création qui comprend le devenir « en chantier » par défaut du passé et de l’avenir.  Théo Kerg a donc trouvé racine à l’endroit même de la première scission importante entre l’art « moderne » et l’art « contemporain », qui consiste à faire éclater les formalismes cérébraux du cubisme et de l’abstraction géométrique dans le souci de faire l’art retrouver sa fonction des plus primitives : dévoiler la « toile » cachée  enceinte de tous les possibles.

« En 1932 j’ai cherché à Paris la nouvelle syntaxe de l’art de notre temps. Je ne l’ai pas trouvée à Paris, mais à Dusseldorf chez Paul Klee. C’est lui qui m’a montré comment on rend visible l’invisible par une composition nouvelle, par des signes nouveaux, par un langage plastique nouveau, par des éléments organiques et dynamiques, par la corrélation entre le point, la ligne, la surface et l’espace. » (L’Etre et son temps)

Cet art nouveau qu’invoque Théo Kerg ne prétend jamais s’abstraire du réel, mais cherche à pénétrer les espaces et les objets en vue de les faire advenir dans ce qu’ils ne  confient pas au regard habituel. Rendre visible, c’est donner au réel une fonction nouvelle qui est proprement révélatrice dans le sens où on lui enlève le voile des apparences pour lui faire trouver la vie de toutes les métamorphoses, y compris des plus paradoxales . On peut y voir également un effet indirect de la lame de fond du surréalisme dans ses expressions les plus « ésotériques » comme par exemple l’allégorisation onirique (un désordre créatif) du réel. Dans tous les cas, l’époque est celle de deux Guerres Mondiales consécutives qui allaient de pair avec l’écroulement des certitudes millénaires suite à la découverte  des paramètres universels de la relativité aussi bien dans l’individu (psychanalyse et anthropologie) que dans les constituants élémentaires du réel (physique appliquée). Tous les domaines de la création sont touchés par ce cataclysme des valeurs, de sorte que l’on peut affirmer que le besoin d’abstraction est beaucoup plus qu’un besoin esthétique ! L’abstraction, dans la mesure où elle relève d’une opération qui consiste à sélectionner une ou plusieurs valeurs d’un objet concret en vue de la production d’une représentation artistique relève d’une incapacité à saisir l’objet dans son intégrité. Le réel nous échappe et notre esprit est continuellement en quête de connaissance. Devant autant de mystère insondable, c’est l’humain lui-même qui se découvre aliéné comme une abstraction de l’univers, comme une créature sortie de son milieu. Se retrouver, retrouver son lieu a donc tous les éléments du drame qui s’apparente aux douleurs d’un enfantement :

« Dans la nature, une loi existe, la première de toutes : rien ne se crée, rien ne se perd. Tout se transforme selon un certain rythme. To be or not to be ! Drame donc ! Drames chimiques, physiologiques, biologiques ! (…) AbstractionCréation fait le point. Le point de départ aussi. » (T. Kerg in abstraction création art non figuratif, 1935, n°4).

Il apparaît donc que dorénavant si art il y a, celui-ci ne se mesure plus dans ses produits finis, mais dans un éternel provisoire,  dans une attitude qui englobe l’œuvre entière, laquelle se définissant comme le mouvement perpétuel d’un questionnement du réel en considérant que ce dernier se dérobe sans cesse à toute appréhension humaine. La toile blanche elle-même se refuse de plus en plus énergiquement au préfabriqué dans son désir de faire corps avec la peinture. Le tableau, « tout d’abord une surface plane à deux dimensions », se verra appelé à devenir « une pensée concrétisée dans le temps et dans l’espace. » (TK, L’Etre et le temps).  C’est le tableau-objet :

« Le tableau-objet se décompose, se recompose, se transforme sans cesse, se propage tout comme

l’environnement, s’y incorpore et s’y reflète. »

Chaque perception d’un instant du réel est un morceau d’architecture de temps et d’espace destinée à devenir le lieu d’un tableau-objet, ni tableau ni objet, mais espace aussi bien pour le tableau que pour l’objet, espace à regarder, mais également espace à toucher, à explorer, jamais à définir, jamais à rendre habitable, mais souvent monumental ! L’art n’est plus décoratif, mais fournit son espace à meubler, à l’image de l’art primitif :

« Il faut aborder ce monde pictural sans idée préconçue. Il faut rester disponible. Pendant des siècles les idées sur l’art ont été stérilisées, colonialisées. Ce qui se passait ailleurs qu’en Europe était jugé avec arrogance, était jugé primitif. »

La redécouverte des arts primitifs va de pair avec la découverte de l’abstraction comme le moyen par excellence de faire l’objet se révéler dans ce qu’il n’est pas pour les sens, mais dans ce qu’il est sur le plan des émotions et de l’imaginaire. Or ce sont là les domaines les moins fixés d’avance, les plus sujets à l’improvisation et au provisoire. Le rêve et l’émotion ne tolèrent aucun non-dit, aucun redressement en cours de route. Le retour aux origines de la perception relève de l’abandon de la réalité domestiquée, compacte, bourrée de rationalisme et d’absurdes convenances. Aussi la recherche d’un certain « exotisme  naturel» correspond à une descente jusque dans le cœur des choses. Ainsi l’exprime un Victor Segalen à l’honneur duquel  d’ailleurs Théo Kerg avait conçu  une œuvre : « L’exotisme est tout ce qui est Autre. Jouir de lui est apprendre à déguster le Divers. » (Equipée)

Tout esprit « primitif » a ses allégories, ses objets sacrés, ses symboles qui se distinguent de nos figures de style « modernes » dans la mesure où ils revêtent une signification existentielle, l’image étant considérée comme un lieu d’expression à valeur cosmologique ( voir Mircea Eliade, Le sacré et le Profane). Les symboles de Kerg, essentiellement des lettres et des mots qui progressivement vont entrer dans ses compositions murales, des lettresfantômes, des mots hors-contexte, comme des graffitis sur un mur et qui relèvent davantage de l’aléatoire que du défini. Les lettres existent par leur diversité ; en s’imprimant sur le bloc opaque de l’homogénéité chaotique, elles font figure d’intrus : du langage pénétrant le mutisme le plus hermétique, cela ressemble étrangement à des inscriptions de prisonniers sur le mur de leur cachot. Que veulent dire ces incises sinon le désir de s’évader, le rêve de la liberté. Existentiels donc ces symboles, d’autant plus que le mur chez Kerg est une obsession permanente.

La diversité des entailles contre le « bloc », c’est le « mur » du réel décomposé en ses particules élémentaires. Cette décomposition est conçue par l’artiste au sein d’un mouvement dialectique qui aboutit au dévoilement épiphanique, à ce « beau convulsif » qu’évoque un André Breton (« La beauté sera convulsive ou ne sera pas », in L’Amour Fou). Segalen une nouvelle fois trouve les mots lumineux pour dire cette déconstruction fructueuse, à appliquer à l’œuvre de Kerg :

« Mais comment donc rénover, comment restaurer l’ordre sans tout d’abord instaurer le désordre ? » (P. Segalen, Peintures)

Or l’ordre emprisonne ; le désordre libère ! La grande maladie du siècle, c’est le règne de l’uniforme, de la convenance dans tous les domaines de la vie. C’est la pensée unique !

« Le divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre, mourir peut-être avec beauté . » (P. Segalen, Essai sur l’exotisme)

Un Samuel Beckett, il nous semble,  sous-entend cette « beauté » paradoxale, absurde aux yeux du monde et dont « l’advenance » relève d’une divinisation épiphanique de la matière la plus éphémère – matière qui construit les monuments pour les voir démolir : « Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte. » (L’Innommable) Voilà en une phrase limpide résumé le mystère qui enveloppe les totems et les figures sacrées… Le secret de la transmutation relève d’une absolue disponibilité de  l’artiste vis-à-vis des formes, des associations visuelles qui naissent indépendamment d’un projet précis, comme l’affirme justement un des représentants majeurs du spatialisme, Piero Manzoni :

« L’essentiel est de ne jamais accorder crédit à ce qui relève d’un conditionnement subjectif et de donner image à notre humanité originaire. »

Il est vrai que la subjectivité, prise dans son sens existentiel, est inévitablement tributaire d’un environnement social et culturel fermé à toutes les manifestations inédites, ce qui oblige l’artiste à adopter face à son œuvre une attitude asociale et atemporelle.

Si Théo Kerg s’est souvent interrogé devant l’inévitable « horizontalité » de la toile, c’est que d’un côté il voyait les nouvelles formes d’expression artistique, comme le pop art, s’attacher à cette absence de profondeur qui privilégie la reconnaissance immédiate à l’image de la circulation moderne de l’information, et de l’autre il questionnait cette surface plane pour en capter une confidence des profondeurs de l’invisible qui ne tolèrent aucun arrêt de l’attention, aucun rebrousse-chemin, aucune rature « esthétique ». C’est que l’artiste, selon Kerg, est toujours l’humain qui s’agite devant le « mur » – l’écran – comme un prisonnier devant la porte close de sa cellule. Aussi est-il significatif que dans l’atelier s’accumulent des « supports » non rectangulaires, des « murs caducs » en somme.

« Le mur a toujours été et reste un problème pour moi. Le mur protège, il tient prisonnier. Devant le mur on exécute. »

Le « mur » est donc le substrat de l’œuvre, alors que celle-ci consiste à « ouvrir l’espace » à la manière d’une « fenêtre ». Les contours de cette fenêtre c’est la toile. L’éclatement du mur relève donc d’un traitement spécifique du support appelé à s’ouvrir. Ainsi le dit le spatialiste Piero Manzoni pour qui la toile brute est aussi importante que la peinture qu’elle supporte . Voilà pourquoi le « mur » est une obsession permanente pour l’artiste sculpteur qui travaille un objet opaque, infranchissable a priori:

« Les formes (…) émanent directement du traitement imposé à la toile, qui n’est plus ici un support destiné à s’effacer derrière la peinture, mais un élément essentiel de l’œuvre. »

Le traitement de la toile, avant d’être le lieu de l’œuvre, est un face à face dynamique avec une matière conventionnelle qui désire s’affranchir de ses apories.

L’art n’a pas le droit d’offrir protection à l’esprit, c’est une confrontation sans filtre avec le perceptible et ses ailleurs. L’art est interrogation pure et existentielle, comme l’affirmait un Samuel Beckett  et qu’un Théo Kerg ne verrait pas différemment:

« L’art a toujours été ceci – interrogation pure, question rhétorique moins la rhétorique. »

Une fois de plus, nous voilà renvoyés au domaine du langage ! L’art n’a jamais été aussi proche du symbolisme linguistique qu’à l’époque de l’abstrait. Les signes, sans référence empirique, établissent entre eux des relations pour donner lieu à un langage virtuel, une sortie des dénominations habituelles. Chez Kerg, ces signes ont le plus souvent l’apparence de lettres, forment parfois des mots,  des poèmes, mais toujours en-dehors de la pesanteur des significations matérielles.

« Il remonte aux origines de l’expression, remet en question toutes les manifestations du langage pictural, réinvente le mot et la phrase, leur insuffle une aura signifiante qui les réanime et les dynamise. » (Françoise Vacher, « Les colères de Théo Kerg »,  1970,  à l’occasion de l’exposition TK au Musée des Ursulines à Mâcon, archives Carlo Kerg, in Les Nouvelles littéraires), 4 juin 1970)

Les signes et symboles chez Kerg, comme tous les éléments constitutifs du tableau ou de l’objet travaillé, contribuent à rendre perméable le mur, la prison existentielle.  Aussi Pierre Garnier, l’initiateur du spatialisme poétique, admire l’alchimie kergienne qui fait la lettre et le mot exprimer cette « anti-rhétorique » dans des survenances qui sont autant d’interrogations, tant elles se confondent avec les avatars de l’informe, de la non-information pour un plus d’espace à la mesure de l’univers , comme une représentation plastique de l’écriture spatialiste tout court dont les signes linguistiques, considérés dans leur forme matérielle, transcrivent alternativement le mur et ses ailleurs et inaugurent une sémantique libérée de ses préceptes d’école:

Cette réintégration de la lettre et des mots dans la matière, commencée par les Futuristes, les Dadaïstes et des peintres comme Klee (qui fut le professeur de Kerg) se poursuit dans l’œuvre de Théo Kerg par une intégration totale qui fait que peu à peu le mot se met à rayonner sur toute la toile. Non seulement le mot, mais aussi la lettre a une valeur tellurique et cosmique : ainsi le O est indistinctement bouche et soleil et lune, source et cercle vibrant montant des profondeurs, roe, rosace, rose des vents, vitesse, lenteur, poids, légèreté, danse, fermeté et clarté, suspendu et posé, intense et stable, selon le cas. Le M est barrage, le I grille sérielle, etc. Cela signifie le déclenchement de nouvelles énergies en tous les points du volume linguistique. Cela suppose aussi un travail considérable d’imagination linguistique en accord avec la texture du tableau. (Pierre Garnier in Les Lettres, Le spatialisme chez Théo Kerg)

Dans une œuvre monumentale intitulée Chemin de Croix pour autoroute, Kerg fait apparaître des mots à la surface de vieilles poutres de chêne. Pierre Garnier le décrit ainsi :

« Chaque station est formée par un ou plusieurs mots  et sur les poutres des mots ou des phrases se rapportant à la station sont gravés. Ainsi, par exemple, la première station, condamnation à mort du Christ, est bâtie avec les mots « A mort » mais de telle façon qu’on a l’impression que les formes marchent, tournent, s’agitent, que des poutres se dressent vers le ciel et que d’autres s’enfoncent dans la terre, bref, c’est l’agitation autour de la condamnation, de toute condamnation. La langue devient un présent rayonnant sur le passé, le présent et le futur. Grâce à cette originalité, l’écriture et l’Ecriture, le mot et le Verbe, le poème reprennent une place que le bureaucratisme leur avait fait perdre. » (P. Garnier, Le Spatialisme chez Théo Kerg ).

L’apparence graphique exprime le signe dans son essence qui n’a rien à voir avec les lois du syntagme discursif. Aussi Pierre Garnier, dans le même article, ajoute que c’est « par le travail de peintres comme Théo Kerg et par les efforts des poètes concrets et spatiaux que se réalise ce que Klee appelait le passage vom Vorbild wieder zum Urbild (…) »

L’artiste tactiliste se laisse instruire par la forme dans son aspect le plus inconditionnel, le moins « parlant » a priori, et le résultat c’est un langage sans bornes, un langage qui ne définit rien, mais que l’infini définit comme une de ses parcelles. C’est ainsi que nous lisons dans le 3ème manifeste du Spatialisme (Seiichi Niikuni, Pierre Garnier)  que les œuvres nouvelles « ne sont plus traduisibles, mais transmissibles sur une aire linguistique de plus en plus étendue. » De cette « aire linguistique », Kerg a fait une aire du signe tout court. Ainsi l’art kergien transpose-t-il sur le plan plastique ce qu’un Pierre Garnier entend par poésie spatiale, à savoir une démythification de la langue en vue de la création de « cristaux linguistiques » dépouillés de leur « contenu sentimental ou historique, expressionniste ou psychique » (…) « Seules subsistent les structures, c’est-à-dire une esthétique ». (voir le Manifeste du Spatialisme) Il s’agit par conséquent de faire le signe retrouver son caractère sacré sur le mur des cavernes, c’est-à-dire son caractère de signal ! Le mur devient alors le lieu d’une transfiguration dialectique dans la mesure où chaque signe qui s’y imprime ouvre une brèche dans l’opacité. Pour Kerg cette ambivalence du mur équivaut à l’ambivalence de la toile. Voir « Le mur détruit et reconstruit »(1969) ! C’est une expérience poétique des plus subtiles, ce qui fait comprendre l’omniprésence du poème dans l’œuvre de Kerg.

« L’un des aspects les plus frappants de son œuvre est la Poésie. ‘Ici le poème se fait tableau et le tableau poème : tout y est profondément langage », dit Pierre Wurms parlant de l’art de Théo Kerg ; il créé un environnement poétique dans lequel le Poète parle : Kafka, Ezra Pound, René Char, Paul Valéry s’expriment dans son œuvre. Théo Kerg vit fondamentalement son art sur un mode poétique ; il fait une synthèse originale de deux modes d’appréhension du monde : matière et écriture se conjuguent dans des pictogrammes rappelant les Pierres du Soleil des Calendriers

Aztèques.  (…)

Entre les mains de l’artiste le matériau se métamorphose, la matière devient pensée, la chose devient mot. Il redécouvre la puissance phénoménale du Signe et en particulier de la lettre, du hiéroglyphe, du graffiti. Incarné dans le bois ou le plâtre l’alphabet se fait véhicule de messages d’espoir ou de détresse. » (Françoise Vacher, in Les Nouvelles Littéraires,     4 juin  1970, archives Carlo Kerg)

Il s’agit donc de revenir à l’immémorial, avant toute tradition! Aussi dans la pensée de Kerg, l’espace lui-même ne peut pas être réduit à un point, ni à une toile ! L’espace pour la lune est inverse à l’espace pour la terre, et les deux contradictoires se retrouvent dans le « tableau-objet » par un double mouvement métonymique qui concilie le tout pour la partie et la partie pour le tout. Ainsi l’écran du téléviseur éclate en morceaux sous la pression d’une vision holistique. C’est ainsi qu’il faut comprendre en l’occurrence les rapprochements kergiens entre la surface de la toile et sa pénétration, entre ce que l’artiste appelle les « nuages en béton » et les nuages véritables dans le vitrail qui est par excellence l’anti-écran, le kaléidoscope qui rétablit le réel dans ses virtualités infinies. De même les mots et les lettres qui surgissent comme de nulle part acquièrent, par leur caractère « épiphanique », une valeur figurative en l’absence de tout contexte rhétorique ! La figure ici jaillit de l’environnement pictural, d’une structure esthétique. Elle n’est donc jamais le produit d’une « mythologie » de l’imaginaire ; elle est toujours inédite et intraduisible. Elle ne relève d’aucune science du langage ni d’aucune théorie de la représentation.

Qu’il s’agisse de lettres, de formes, ou de matières « extrapicturales » (sable, cailloux, etc), le traitement tactiliste ne travaille pas en fonction d’une mémoire mais du pouvoir librement associatif  de l’instant présent qui est toujours « surréaliste » par manque de racines reconnues.

« En effet, chez Théo Kerg l’œuvre n’est jamais définitive, jamais achevée en soi, elle demeure en expectative ; c’est la lumière qui contribue à rendre le signe signifiant, qui lui confère sa tonalité affective. Les éléments jaillissent en rangs serrés, s’organisent en vagues disloquées ; la lumière s’engouffre dans les entailles profondes qui meurtrissent la matière, refait surface, se déchire aux arêtes vives de reliefs éruptifs pour se coucher enfin au creux de flaques ivres de couleur. » (Françoise Vacher, in Les Nouvelles littéraires,  4 juin 1970, archives Carlo Kerg))

Toute définition trahit donc une sorte de piétinement sur place, une pétrification de l’image, une image de la rature et de la lumière que celle-ci libère ! Ainsi se laisse décrire également le travail de l’artiste : sans idée préconçue, comme il le confie à un  ami et collectionneur, Mike Saltzmann, dans une lettre :

« No, nothing particular is mentally fixed in my mind. Be it on canvas or sculpturing or working on wood, crystal or metal…I

(…)

I start with a design and innocently my mind takes over and it builts from there. Yet when I am hardly finished with my project, another birth for another work invents itself…always building as if I’m in another world. My hands obey my mind ; I am cought up in my private world of design… I lose track of the hours ; I’m happily consumed with my artistic effort and at last, I find fulfillment. » (…)

Il y a donc dans toute création de la sorte ce qui se produit d’une manière « automatique » qui rappelle les fameuses expériences surréalistes. L’élaboration de l’œuvre ressemble à un cheminement sans que la destination soit clairement définie.

« L’artiste œuvre au sein même de la matière : le bois, la toile, le ciment, le sable, la poussière même, autant de matériaux anti-picturaux auxquels il donne la parole, chacun participant selon son langage propre à l’élaboration de structures inédites. Il fait éclater le cadre spatial de la toile et structure ses compositions murales selon différents registres. Le peintre « sort » du mur ou au contraire devient mur qui se crevasse, se hérisse, s’anime d’une vie sourde encore en gestation. » (Françoise Vacher,  in Les Nouvelles littéraires, 4 juin 1970, archives Carlo Kerg)

Ainsi le tactilisme est tout d’abord une attitude devant le médium. L’artiste assiste en quelque sorte à ses propres gestes qui trouvent lieu tout en s’éloignant le plus loin possible des chemins balisés. C’est l’autre monde de la création ! Les signes isolés ne suffisent pas à faire signifier l’ensemble : l’œuvre, c’est aussi la toile et c’est surtout une attitude qui fait cette toile se transformer. Une attitude, et non pas une signifiance préméditée. Un des pionniers du spatialisme en peinture, Piero Manzoni (1933-1963) précise que le surgissement des formes sur la toile résulte d’un traitement général  du support et non pas de soucis d’expressivité particulière :

« Les formes qui apparaissent, pétrifiées dans la matière séchée, ne sont pas tracées sur la surface. Elles émanent directement du traitement imposé à la toile, qui n’est plus ici  l’élément essentiel de l’œuvre. »

Ce qui rend une œuvre d’art humaine, c’est donc une attitude d’esprit, une manière d’ »assister » à la naissance de l’œuvre  plutôt que de la provoquer. Les artistes de Lascaux savaient-ils qu’ils faisaient de l’art ? C’est donc cette « fraîcheur originelle » que recherche le spatialisme, et Théo Kerg la pratique depuis sa conception du tactilisme qui est spatialiste par nature, conformément à cette autre affirmation de Manzoni :

« L’essentiel est de ne jamais accorder crédit à ce qui relève d’un conditionnement subjectif et de donner image à notre humanité originaire. »

Les œuvres les plus emblématiques de Théo Kerg dans le contexte du spatialisme, sont ses Totems des années 60 qui sont constitués de tableaux superposés, constituant des assemblages multidimensionnels de supports qui mettent en scène des textes poétiques selon le principe de la matérialisation spatiale de la lettre et du mot.

« Ces Totems sont formés de différentes peintures de grandeurs diverses superposées ou juxtaposées. La variation des surfaces, des formes, des matériaux, des directions, souvent selon le sens des mots du poète, permet de donner une vie surprenante, une présence obsédante, une force nouvelle à la poésie visualisée . Ces œuvres récentes de Théo Kerg réunissent les possibilités de la poésie spatialisée, de la sculpture et de la peinture cinétiques. » (Pierre Garnier, Le spatialisme chez Théo Kerg)

La mouvance  panthéiste, qui traverse le tactilisme spatialiste de Kerg, en pénétrant le plus insignifiant des objets pour lui faire trouver figure, draine évidemment une esthétique iconoclaste vis-à-vis de toute tradition, ainsi qu’un esprit rebelle aux conformismes de toute nature. En l’occurrence le tempérament idéologique de Théo Kerg fait son œuvre entière évoluer à la faveur d’un plaidoyer pour un monde sans guerre et sans discrimination, contre les convenances absurdes qui déshumanisent le monde, contre la pensée unique sous toutes ses formes.

Ainsi toute explication de l’art de Théo Kerg manquerait son objet si l’on passait sous silence la valeur humaniste qu’il entend allégoriquement transmettre à travers son œuvre, notamment sa détermination viscérale de faire tomber tous les « murs » qui empêchent la vie. A parcourir les nombreuses pages qu’il a écrites sa vie durant pour expliquer son art (respectivement pour y voir plus clair luimême), on découvre un Théo Kerg scandalisé par une époque de superficialité et d’hypocrisie qui se nourrit d’intrigues, dont la recherche de confrontations violentes nourrit les pires des guerres. Et l’artiste dans tout cela aimerait tant être le guide, le phare  tel que l’avait conçu un Victor Hugo, ce qui fait dire Kerg:

« Ceux qui ont essayé de s’évader de leur propre prison ont été touchés par mon œuvre qui, depuis 1958, pose la question : s’agit-il de vivre, de revivre, de survivre ou d’exister ? »

Qu’en est-il donc de ce rôle rédempteur assigné à l’artiste ?  A l’instar d’un Albert Camus, Théo Kerg cultivait en lui-même une « graine d’anar » (Léo Ferré) qui n’avait rien à voir avec une société « sans rois ni lois », mais qui réclamait un modèle social sans discrimination de race ni de culture, c’est-à-dire sans génocide potentiel. Or un tel modèle exige au préalable qu’il soit ouvert à l’individu un champ d’une absolue liberté d’expression, loin de tous les cadres canoniques qui sont autant de raisons virtuelles à tuer les valeurs fondamentales de l’humain.

Le pire des travers de l’humanité c’est le cloisonnement de l’individu dans les limites d’une pensée, c’est-à-dire d’un modèle d’être. Théo Kerg l’a dit, l’a montré dans la geste « tactiliste » – une dématérialisation au service d’une conscience élargie au diapason d’une verticalité sans point d’origine et sans point final, à l’instar de l’absence de Dieu qu’un Cioran s’applique à départir du conscient :

« S’il est vrai que Dieu répugne à prendre parti, je n’éprouverais nulle gêne en sa présence, tant il me plairait de l’imiter, d’être comme Lui, en tout, un sans-opinion. »

(Cioran, De l’inconvénient d’être né)

Kerg ne rejoint pas forcément un Cioran en particulier, mais comme lui il visionne une époque entière qui est encore la nôtre, dans la mesure où il réclame le détrônement de l’humain, la reconquête d’une société basée sur les libertés individuelles et le retour à un mode de connaître qui n’est plus clos sur lui-même mais qui s’étend à la matière totale du visible et de l’invisible ; bref, qui est tout sauf fondamentaliste et dogmatique. Dès que l’humain s’enferme dans la pensée, en effet, il s’enferme dans une intolérance qui réclame l’éradication des éléments gênants. Toutes les écoles fonctionnent de la sorte ; donc l’esprit averti est de prime abord un esprit libre, c’est-à-dire conscient du prix de sa propre liberté. Le pacifisme viscéral de Théo Kerg, comme d’ailleurs d’un grand nombre d’artistes contemporains, est une conséquence logique d’une vision « éclectique » du réel et d’une profonde méfiance devant tous les  modèles sociaux établis.

Dans son texte Au-delà du nihilisme, Camus affirme que « la vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent. »  Théo Kerg répond de cette générosité-là en se positionnant délibérément du côté où l’on donne, par réaction à un monde qui ne fait que prendre, et dont toute emprise relève de l’omniprésence du mal.

« (…) notre monde, celui qui réclame prison, otage, chaîne, terreur, intolérance. Un monde recouvert d’une couverture noire qui étouffe les cellules, tandis que les mots de révolte, tracés dans le sable, sont effacés par le vent. »

(L’artiste ou) « l’être qui donne, qui offre dans une époque où tout le monde demande, exige, prend. »

Théo Kerg, l’ami de Prévert, le grand admirateur d’Eluard et de Garcia Lorca, l’ami donc des poètes en guerre contre un siècle d’inhumanité ; il vénérait un Aristide Briand comme un prophète des temps nouveaux, il pourrait avoir été le frère spirituel du Déserteur de Boris Vian et du Breton de L’Amour Fou. La pire des insultes que l’on pourrait proférer à son encontre, serait de l’accuser de trahison pour avoir trop tôt regagné son pays après avoir été le camarade d’infortune des citoyens juifs et amis de juifs qui avaient fui l’armée allemande. Nous soutenons ici que Théo Kerg avait le génie candide d’un artiste pur-sang qui avait besoin de connaître le monde – surtout de ne pas le fuir – avant de se mettre à « cultiver son jardin », mais en toute connaissance de cause, c’est-à-dire dans un esprit toujours en alerte. Candide il le fut dans la mesure où le « temps des cerises » pour lui était le temps de tenir tête à tout en faisant mine de suivre aveuglément ; ignorant il fut quant aux conséquences d’un comportement qui ne fut pas de ce monde parce que ce monde tranche entre les « bons » et les « méchants ». Théo Kerg donc, le prophète mal accueilli chez les siens !? Nous ajouterons, sans aucune preuve à l’appui, que cet être hors du commun a dû fréquenter d’autres êtres de son envergure, de la taille d’un André Breton, d’un Jules Supervielle, d’un Artaud, d’un Beckett … « L’habitude est une grande sourdine »(S. Beckett, En attendant Godot). « L’homme ne peut aboutir qu’à des à peu près » (J.

Supervielle, Boire à la source) …

Surréaliste est l’abstraction telle que Théo Kerg la conçut, dans le mouvement abolitionniste des contraires entre le familier et l’inconnu, dans sa manière de faire prévaloir les ailleurs de la raison à la raison elle-même. Dans le fond, le surréalisme, avant d’être un style, fut une manière de penser le réel. Dans cette optique l’abstraction pure est surréaliste au même titre que les « montres molles » de Dali. Combien généraliste, à l’égard de l’art moderne dans toutes ses expressions, cette affirmation d’André Breton : « L’œil existe à l’état sauvage » ! Un poème de Lorca, Romanze de la Luna, dont Kerg a fait une illustration, met en scène l’enfant qui enjoint la lune de fuir l’approche des hommes qui défigurent le réel brut :

(…)

« Va-t-en lune, lune, lune.
Si les gitans arrivaient,
Ils feraient avec ton cœur
Bagues blanches et colliers. »

(…)

(trad. André Belamich, http://sapientia.amanda.est.over-blog.com.)

André Breton, en affirmant que  la révolution surréaliste ne se voulait ni politique ni explicitement humaniste, exprimait haut et fort sa méfiance vis-à-vis des pouvoirs publics, une méfiance qui se cultivait plus ou moins ouvertement au sein des milieux intellectuels à partir des années 20 en prenant différentes formes selon les disciplines de l’art et de la connaissance. En l’occurrence le vocabulaire pointu qu’avait utilisé le surréalisme pour se démarquer des écoles traditionnelles et des Académies a fait long feu en traversant le XXème siècle et en « contaminant » ce qu’on peut appeler la nouvelle philosophie de l’art qui jusqu’à nos jours brave la tradition des canons esthétiques dits « classiques » (cf. L’Esthétique d’Aristote). Le renversement anarchique des valeurs qui situe le surréalisme – dans son expression la plus « dadaïste » – dans la catégorie des courants « iconoclastes » de l’histoire de l’art ( les plus fameux de ses antécédents étant incontestablement Bosch et Bruegel) et de la littérature (dont e.a. le Dante et Lautréamont), lui confère un rôle de phare du côté des innovateurs du XXème siècle, et serait donc mal servi s’il se voyait cantonné sommairement entre un Breton et un Dali ! Le mérite majeur du surréalisme réside moins dans le maniement poétique du paradoxe – dont les excès maniéristes ont prêté à une avalanche de discussions, – que dans son labeur relatif à la déconstruction méthodique (surréaliste par défaut !) d’un univers régi par la raison : la révolution esthétique de l’art moderne tout court !

« Voici les éléments de notre vie : notre tonneau, notre ciel, notre étang, notre os, nos poids, notre fourrure, notre herbage, nos montagnes, nos constructions, notre propre apparence … C’est pourtant l’image d’un monde dont le mouvement se passe de nous. » (René Magritte) « Disparais un instant, fais place au paysage,

Le jardin sera beau comme avant le déluge. »

(Jules Supervielle, Les Amis inconnus)

La conséquence de cette présence paradoxale au monde, c’est l’opposition à tous les conformismes, en commençant par les conformismes sociaux. Théo Kerg s’inscrit pleinement dans cet esprit contestataire qui s’étend sur les milieux intellectuels de son époque . Ainsi en évoquant son tableau d’hommage à Kafka – l’auteur aux allures contemporaines, adulé par les surréalistes, –  Kerg écrit :

« La boule flotte et ne peut se poser nulle part, le château se décompose, le labyrinthe conduit nulle part et le totem est manifeste, dominé par cette phrase : le contrat social est un piège, un labyrinthe ou une dictature. »

On peut donc affirmer que le créateur moderne se définit à partir d’un exercice de la « table rase ». Aussi le surréalisme et ses mouvements connexes ont mis le feu aux poudres pour la réussite d’un art contemporain en général dont l’abstraction serait le cheval de bataille et dont le caractère globalement iconoclaste et socialement marginal et antiscolaire  serait l’aboutissement.

A méditer dans ce contexte : le commentaire très expressionniste et surréaliste à la fois  que Kerg fait à propos d’un de ses tableaux les plus emblématiques quant à l’omniprésence des tragédies planétaires du siècle qui ont failli pousser à l’absurde toute entreprise à visée esthétique :

L’environnement tragique du « soleil noir d’Hiroshima » se compose d’une explosion à gauche, et à droite d’un squelette calciné dans lequel le soleil noir est resté accroché, tandis que dans le fond mille soleils projettent une ombre menaçante, évocatrice.

Si l’on se mettait à chercher en marge du surréalisme une figure emblématique pour l’art moderne, en l’occurrence pour l’aventure de l’abstrait, on la trouverait entre autres dans le personnage d’Electre du théâtre de Jean Giraudoux – un auteur libre à son tour des autorités classiques et dont le goût pour les Anciens s’explique seul par le souci d’en extraire la portée « naturellement » universelle –  Elektra « la lumineuse » fait littéralement voler en éclats la réalité que nous transmettent nos sens habituels, pour faire éclore « sa » vérité au grand dam des modèles établis. Le personnage qui incarne cette vérité est voué à la malédiction parce qu’il anéantit les repères, ce qui fait de lui un héros tragique. Le voyant est toujours différent et soucieux de sauvegarder sa différence dont il sait obscurément qu’elle est suffisamment puissante pour sauver le monde des aveugles. En cela il cultive un modèle de la justice qui présage d’un monde raisonnablement conduit au service du bien-être de l’humanité qui attend toujours réponse à la question de son origine et de son destin. Si cependant Giraudoux opte pour un autoritarisme « éclairé », il y a chez lui un souci constant de contourner toute violence sommaire à travers la recherche du bien commun, ce qui correspond à un pacifisme de base qui, s’il se voyait appliqué au grand jour, ferait tomber en ruines l’ensemble des idéologies en vigueur au nom des seules valeurs digne de l’espèce humaine : entraide et tolérance. C’est le modèle d’une société gouvernée par le poète, l’artiste, le voyant. Tous ceux qui s’en réclament s’appliquent à inventer, comme le dit justement Théo Kerg, « un langage plastique nouveau », un « langage essentiel ».

Les principaux représentants de l’art moderne au XXème siècle ont cherché à faire front à la barbarie des deux Guerres mondiales et aux idéologies que celles-là drainaient dans leurs sillons. Picasso a créé une fresque intitulée « Guernica » ; Théo Kerg a fait à son tour une œuvre à la mémoire de Garcia Lorca, une autre célébrant le pacifisme d’un Paul Eluard. L’engagement d’une génération de peintres et d’écrivains était, en période d’après-guerre et de guerre froide, le signal d’une lucidité extrême vis-à-vis des atrocités dont l’humain venait de faire preuve, et donc une réponse implicite à la question lancinante d’un Adorno si, après les génocides sans précédents par le biais desquels s’était manifesté le siècle, l’art pouvait encore trouver lieu d’être. Nous avons mentionné à ce sujet le tableau-objet de Théo Kerg intitulé « Le soleil noir d’Hiroshima ».

« Pour dessiner le portrait d’un oiseau »,  Prévert,  ami de Théo Kerg,  confère au poète le rôle suprême de faire en sorte que la cage s’ouvre après avoir été conçue dans toute sa vérité de cage.  L’absurde, dès lors reconnu comme l’audelà des confinements humains, n’est en définitive  ni le mur, ni la cage, mais l’espace inconnu mais libérateur qui s’ouvre à celui qui, comme le personnage Electre de Jean Giraudoux, a fait tomber les murs de la cité ! Kerg fait sienne cette conception de l’art qui consiste à faire éclater les convenances au nom de la vérité quelle qu’elle soit. C’est le pacifiste qui se révèle contre le tyran, Electre contre Egysthe,  l’art contre la loi. Théo Kerg, en effet, n’a jamais su tracer sa ligne de vie selon les impératifs d’une loi arbitraire, fût-elle d’exception  (comme c’était le cas à la fin de la Seconde Guerre Mondiale) car l’artiste ne porte pas d’étiquette, ni  croix ni étoile…L’admiration que Théo témoignait à Eluard relève de cette liberté d’esprit.

Comme en « cage » toutefois, l’artiste l’est quand il se trouve face à la toile blanche et qu’il se jette dans cette absence de tout pour découvrir le défaut du vide, c’est-àdire l’humain qui se prend comme Dieu.  Théo Kerg est ainsi de cette génération qui a su démasquer le sens, mettre au grand jour l’absurde, faire trouver mot à l’humain « jeté dans le monde » (Heidegger) afin de faire le monde retrouver le chemin de l’humain et faire l’humain retrouver le chemin du monde, c’est-à-dire le lieu de la question du sens éclaté sous le signe de la tolérance.

Toute l’aventure de l’art abstrait  est contenue dans ce mouvement centripète de la conscience moderne dans toutes les disciplines, dans cette nouvelle façon d’approcher le réel et ses contrefaçons, qui a notamment abouti à faire les sciences naturelles et physiques abandonner le terrain des certitudes empiriques pour ouvrir leur champ d’étude au domaine de l’infini et de l’hypothétique. Les sciences et les arts, dorénavant , évoluent côte à côte dès lors qu’il s’agit de faire état d’un monde de tous les possibles.

La culture littéraire de Théo Kerg relève d’un sentiment de complicité avec une écriture affranchie à son tour des canons d’une rhétorique empoussiérée.  Plus librement que certains penseurs, artistes et écrivains encore tributaires du formalisme automutilant d’une esthétique trop exclusive pour se laisser appliquer à la pensée commune, un Prévert, un Paul Eluard et un Camus par exemple, étaient de ceux qui exprimaient les choses en toute simplicité afin de les rendre transparentes à leurs contemporains. Théo Kerg également fut de ceux-là pour qui la création doit être accessible à tous parce qu’elle véhicule et embrasse la condition des hommes dans leur présent.

(…) « C.à.d. tout simplement l’artiste, cet être touché, blessé par son époque et qui essaie de le dire dans son langage. Il ressemble au radar, il capte les ondes les plus fines de son environnement et de son temps.

Pour mon compte j’ai capté depuis toujours ces ondes. J’en ai été touché, blessé, enchaîné, emprisonné. J’ai essayé de faire sauter ces chaînes, de m’évader de cette prison.

C’est ainsi qu’il faut comprendre mon œuvre. » (…)

C’est Ezra Pound, un de ces auteurs qui eurent droit à un hommage artistique de Théo Kerg, qui disait : Les artistes sont les antennes de la race. » (in How to read) C’est-à-dire ceux qui captent les ondes les plus subtiles. Le même Pound, en faisant remarquer que « la grande littérature est simplement du langage chargé de sens au plus haut degré possible » (L’ABC de la lecture) ne voulait donc certainement pas passer sous silence que les arts en général, dans la mesure où ils trouvent leur expression la plus épurée, savent répondre à ce premier impératif.

Le « tactilisme » inventé par Théo Kerg en 1956 doit donc être compris comme un engagement vis-à-vis d’un siècle qui a fait l’homme découvrir sa condition de victime de son propre pouvoir de désigner les choses. La prise de conscience dont parle Théo Kerg s’exprime dans ce qu’il appelle un « langage » et qu’on peut appeler « alchimique » dans ce qu’il s’applique à  faire le réel  imploser sous l’effet « expansionnel » de la lumière. C’est ainsi que le tactilisme de Kerg relève d’une approche impressionniste , donc fondamentalement spatialiste des composantes du réel :

« Ainsi le langage que j’ai inventé pour évoquer cette prise de conscience, langage essentiel que j’ai appelé tactilisme en 1956, ce qui signifie animation de matière sous l’influence de la lumière. »

Piet Mondrian, lui-même adhérent au mouvement  Abstraction-Création, exprime cette subtilisation des frontières du réel d’une façon plus mystique, mais toujours semblable au discours de Kerg, ce qui nous pousse à croire qu’entre ces deux artistes le courant a passé, surtout en ce qui concerne le rôle humaniste de l’artiste :

« Je pense que l’être humain ordinaire recherche la beauté dans la vie matérielle mais  selon moi l’artiste ne devrait pas le faire. Il ne devrait rien attendre du monde matériel : il doit être seul et lutter seul. Sa création doit se situer à un niveau immatériel : celui de l’intellect. S’il se contente d’obéir à cette force créatrice et, à cette fin, de rester aussi libre que possible, il en a fait assez. Et c’est ainsi qu’il apportera sa contribution à l’humanité. » (P. Mondrian, lettre 1910).

C’est ici que se dessine également un Victor Hugo – dont Kerg était un grand admirateur, – pour lequel l’artiste est appelé à servir de guide à une humanité ignorante de ses propres valeurs.

Il y a lieu d’ailleurs de se demander jusqu’à quel niveau la Société de théosophie d’Amsterdam dont Mondrian fut un adepte, a rayonné sur le mouvement Abstraction-Création, d’autant plus que nous savons que Théo Kerg a entretenu une proximité avec le groupe des Epiphanistes, en l’occurrence à travers son ami Henri Perruchot qui avait créé ce groupe en réaction contre l’existentialisme sartrien  et le matérialisme ambiant, pour appeler au retour d’une transcendance naturelle qui n’est pas sans rappeler la mystique humaniste du romantisme allemand. Chez Théo Kerg un volet théosophique transparaît clairement dans la dimension « prophétique » qu’il accorde à son art et au caractère épiphanique de la « lumière » qui dissipe les ténèbres de l’ignorance. Par ailleurs, sa manière de décrire l’œuvre d’art  dans l’Etre et son temps est plastique à l’extrême dans la mesure où il y est rarement question de la toile, mais toujours de dimensions spatio-temporelles provoquées par la translucidité de la matière tactiliste.

Il est frappant d’ailleurs de constater la richesse du vocabulaire architectural auquel recourt l’artiste Kerg pour commenter ses gestes de peintre. Ce métalangage trahit un imaginaire de l’espace en concordance fertile avec un imaginaire du lieu clos et de l’objet inerte. Rythme, échafaudage, structure murale, lumière, aérodynamisme, miroir, tableau-objet …La toile de Théo Kerg est un champ entièrement inscrit dans l’espace, multidimensionnel et polysémique : c’est que l’artiste s’attaque à toutes les étendues du réel pour mettre en avant sa critique du linéaire, de cet axe horizontal le long duquel s’affrontent les valeurs au détriment de la dimension verticale de l’humain.

Les virtualités verticales dans ce monde se trouvent contrecarrées sans discontinu, à tous les niveaux où elles sont tentées de se rétablir : un tableau emblématique des années soixante comme une synthèse des angoisses existentielles du siècle est intitulé « Pièges ». « Les pièges se trouvent partout », commente l’artiste, « en bas, les pièges spirituels, idéologiques, s’effritent ; en haut les pièges des ordinateurs, les plus brutaux que l’homme  ait créés pour ses besoins se dressent, le tout planqué par des bois calcinés évocateurs de la situation. »

Théo Kerg plaide pour brûler le regard de tous les adeptes des convenances faciles et à tous les esclaves du progrès ; le langage qu’il utilise pour dire ses angoisses devant une modernité asphyxiante a des caractères prophétiques, surtout quand il évoque le pouvoir dictatorial des nouveaux moyens de communication.

Contre l’uniformisation et le cloisonnement de la société de consommation, Kerg plaide pour une vision multiforme du réel qui n’a pas peur des actes isolés. Pour le dire, Kerg recourt au thème des miroirs :

« Les miroirs transforment, décomposent, développent psychédéliquement ; l’environnement se transforme, le spectateur aussi car il n’y est plus consommateur de l’œuvre, au contraire il est consommé, transformé, manipulé par l’œuvre.  Le tableau, l’objet, la matière attaquent et obligent le spectateur à réagir. »

Le réel est submergé de lumière, mais non de celle que fournit l’intelligence : c’est comme une descente de l’esprit ; la connotation mystique de l’expérience n’est pas à méconnaître :

« Mouvement, transformation, devenir de l’espace, jeu chromatique, càd. tout ce qui se passe dans et par le tableau tactiliste dans sa totalité se passe également dans le détail caractéristique.

Surtout quand la lumière intervient, tout le tableau change, se transforme, y compris son atmosphère, son intensité d’expression. »

Ce qui se passe au bout de cette illumination de la matière jusqu’à ses secrets les plus reculés, c’est la délivrance de ses secrets. « Toutes les choses ont leur mystère », écrit Federico Garcia Lorca, « et la poésie, c’est le mystère de toutes choses . » En effet, comme le poète s’applique, à l’aide des figures analogiques, à percer le secret des mots pour aboutir au secret des choses, ainsi le peintre transfigure son medium pour en faire une fenêtre ouverte sur les confidences du réel.

La « lumière » qu’évoque Théo Kerg est absolue : un « soleil qui ne laisse pas d’ombres », disait Camus à propos de la « vérité » que recherchait son héros Meursault (L’Etranger). Théo Kerg exprime à sa manière l’humain dans sa passion de  vérité d’être et de sentir , « l’homme révolté » (Camus) dont la vérité se traduit dans un premier temps par la négation des catégories apprises, ce qui fait penser à un grand cataclysme du visuel qui avait coutume de se réduire au cadre de l’expérience acquise par convention   : « Le tableauobjet se décompose, se recompose, se transforme sans cesse, se propage tout comme l’environnement, s’y incorpore et s’y reflète. »

En-deçà de cette épiphanie orphique, du côté de l’environnement circonscrit par les paramètres de la raison pratique qui est celle qui gouverne le politique et le social,

Kerg évoque le personnage emblématique de Kafka – l’humain étranger à toute humanisation de sa nature profonde, – et la façon dont il le décrit pour commenter son « hommage à Kafka,  nous fait penser en même temps aux personnages  de toute une littérature contemporaine :

« Voici Kafka, l’être déchiré, court-circuité, issu d’une situation utopique sans issue.

(…)

Kafka bouge, rayonne, retourne les valeurs, le soleil en bas, l’eau en haut.

Kafka projette une ombre menaçante, monumentale, une architecture utopique, un écho, un souvenir gigantesque. L’ombre est écho, souvenir. Entre ce souvenir et l’acte circule l’existence. »

Et Kerg ajoute : « L’ombre joue un rôle essentiel dans le tactilisme. » Elle symbolise le caractère absurde de l’utopie humaine ; c’est l’ombre du « soleil noir d’Hiroshima », c’est également le « poème pendu, le poète pendu », c’est l’ombre du « créateur sacrifié, cœur ouvert pendu. Autour se dressent, couvertes d’injures, êtres sans âme, des poutres dangereuses et brutales. »

Les ombres, pour Théo Kerg,  sont toutes des éléments de mur que l’artiste démiurge fait transmuter un par un dans des figurations perméables, ouvertes à une transcendance qui n’a pas peur de ses accents panthéistes, comme dans cette description d’intérieur d’une église : « Les nuages de béton sont remplacés par de vrais nuages, par le soleil, le vent et la pluie, c’est une intégration totale de l’environnement, de la nature, de l’homme et de l’art, une intégration que je désire réaliser partout. » Cette alchimie des formes et des outils, Théo Kerg, vers les années 60, la fait œuvrer en permanence par le biais d’un matériau d’élection qu’il considère comme la projection d’un regard d’ailleurs : le vitrail. Aussi sa passion à aménager des lieux de culte témoigne d’une conscience poétique dont les rayons convergent, comme dans la vision cosmique d’un Teilhard de Chardin, dans l’œil « omnidimensionnel » de l’humain réconcilié avec les lieux de son évolution qui sont également les espaces de sa survie.

« A travers ces vitraux l’extérieur, le changement diurne, se met intensément en rapport avec l’intérieur, avec l’homme, d’où la naissance d’un dialogue d’une certaine qualité sous les nuages de béton de la toiture. »

Le béton, matière des plus impénétrables, est rendu translucide par la magie du vitrail, laissant penser à une approche alchimique de l’opaque et du clos dans le sens d’une épiphanie de la matière subtile par infusion luminescente. Ainsi accomplie par exemple dans le chœur de l’église du Cents à Luxembourg. l’église du Cents à Luxembourg. Souvenons-nous également de l’emblématique exposition de Théo Kerg « Habiter le vitrail » en 1971 à Paris, Halles Baltard, Pavillon X, voisinant dans le même espace avec le spectacle audio-visuel « Picasso, vous connaissez ? » – deux manifestations réunissant deux contemporains humanistes, peu de temps avant la démolition des Halles Baltard. Evénement des plus symboliques …

 

Cette transposition du medium de la toile à l’espace aérien amène la veine spatialiste de Kerg à son zénith. Depuis les années cinquante, Kerg a toujours mentionné la réalité centrale de l’unité du temps et de l’espace, et de l’influence « transmutante » de la lumière sur les objets. Son obsession du mur a fait cet imaginaire éthérique l’emporter sur la forme figée de la toile, laissant celle-ci revêtir les apparences de l’objet au-delà de la peinture.

En 1964, Kerg crée une lithographie d’après le poème « Soleil » de l’initiateur du spatialisme en France, Pierre Garnier, son ami de toujours. Un flyer destiné aux amis de Théo Kerg est accompagné du texte suivant, anonyme, mais dont le style, à notre avis, trahit la main de l’artiste et dont le contenu est une synthèse parfaite de l’œuvre d’art selon

Kerg   :

« Soleil, mot composé sur la pierre, vivant autour de son centre de gravité O, vibrant inlassablement, intensément , en profondeur et en surface, éclatant en mille fragments SOLEIL, déchirant l’espace, reculant la craquelante couche terrestre, les fuyants ténèbres. L’espace est aboli, le temps est aboli, remplacés par une succession d’intensités du mot spatial : SOLEIL. » (…)

Le mot est « composé sur la pierre » : toutes les inscriptions emprisonnent le réel qui est « vivant », « vibrant », «éclatant ». Il faut donc que la « pierre » éclate à son tour pour libérer le langage et lui faire passer l’épreuve du feu, le grand nettoyage qui réinvente la poésie. Celle-ci est, comme le disait un René-Guy Cadou, poète de l’Ecole de Rochefort qui était chère à Théo Kerg : « poésie la vie entière ». Le spatialisme, chez Kerg indissociablement lié à son tactilisme, entend « démythifier la langue » (cf. Manifeste du Spatialisme, Pierre Garnier) – la laver de son « contenu sentimental ou historique, expressionniste ou psychique » pour la faire participer à l’objectivité des éléments du réel. Logiquement cette libération des éléments linguistiques est appelée à figurer une poésie universelle et qui s’adresse à tous les sens de la perception . En l’occurrence Théo Kerg considère avec enthousiasme les nouveaux médias de l’audiovisuel qui sont la meilleure expression concrète d’une poésie naturelle, en perpétuel renouvellement et accessible à tous :

(…)  « La poésie n’est plus dans la poussière des bibliothèques ; plus que jamais elle est dans la publicité, la télé, le film de nos yeux, dans les disques et la radio de nos oreilles, dans notre bouche, dans nos mains. On ne l’illustre plus, on ne l’embaume plus, on la rend présente. Elle prend possession de nous, entièrement, autrement. »

On verra donc les signes sur la toile ainsi que les matières sculptées comme des objets qui font partie de notre quotidien au même titre que toutes les choses qui nous entourent. En se mêlant dans les instants de nos habitudes, avec la liberté radicale qui est la leur, ils cassent nos repères  et créent la poésie la plus pure, la plus omniprésente, la moins achevée.  Surtout , par un jeu de correspondances qui donne à l’œuvre son unité, ils créent ce mouvement perpétuel qui est celui du cosmos, qui abolit le temps et l’espace et conditionne l’humain pour sortir victorieux de toutes ses prisons, comme Théo Kerg le laisse entendre à propos d’un  de ses tableaux  :

« De même ce tableau tactiliste rejoint les structures du vieux mur par son écriture spécifique, rainures, collages, signes de communication enfoncés dans le sable. Ainsi, par cette parenté intime, la lecture reste ouverte et le tableau reste en mouvement. »

Théo Kerg, nous le voyons une fois de plus, est à la recherche de signes, sans doute du Signe absolu qui fait tous les murs de l’informe chaotique se structurer dans une ascendance subtile pour révéler un Cosmos vivable. Pour les « primitifs », toute puissance est virtuellement sacrée, c’està-dire susceptible de faire du lieu habitable un lieu habité. « Aber dichterisch wohnet der Mensch auf dieser Erde » (Hölderlin). Nous ajoutons une citation de Mircea Eliade, de son livre Le Sacré et le Profane, qui nous semble particulièrement      lumineuse     pour   résumer le         projet « cosmique » de Théo Kerg :

Lorsque le sacré se manifeste par une hiérophanie quelconque, il n’y a pas seulement rupture dans

l’homogénéité de l’espace, mais aussi révélation d’une réalité absolue, qui s’oppose à la non-réalité de l’immense étendue environnante. La manifestation du sacré fonde ontologiquement le Monde. Dans l’étendue homogène et infinie, où aucun point de repère n’est possible, dans laquelle aucune orientation ne peut s’effectuer, la hiérophanie révèle un « point fixe » absolu, un Centre. » (p.26)

On pense à l’axe du Soleil, et au tableau « en mouvement » C’est le contraire du « mur », même s’il faut d’abord avoir vaincu celui-ci. Dès lors la toile et l’œuvre font un ; le « tableau-objet » devient lieu habitable.

Mircea Eliade, dans le même ouvrage, poursuit :

« L’homme des sociétés traditionnelles ne pouvait vivre que dans un espace « ouvert » vers en haut, où la rupture de niveau      était symboliquement     assurée          et        où       la communication   avec l’autre            monde,          le         monde

« transcendantal », était rituellement possible. »(p.44)

Pour Théo Kerg, le mur est un problème, certainement le problème central dans la mesure où il symbolise le monde environnant et la toile. Transgresser cette frontière, c’est, depuis le surréalisme, la fonction suprême de l’artiste moderne. Or les artistes dont il s’agit sont conscients que l’entreprise est en soi un retour vers les « primitifs », les cultures « pré-modernes », et qu’au fond ils n’inventent rien.

Le volet constructiviste chez Kerg est à comprendre comme une architecture cosmique et monumentale  au centre de laquelle l’artiste trouve son lieu. On dira donc que l’art moderne, dans la mesure où il s’est affranchi des règles édictées par les académies, sert d’abord l’artiste parce que c’est lui qui se cherche son propre « centre du monde », son propre point de repos. Mircea Eliade écrit : « Pour vivre dans le Monde, il faut le fonder. Ainsi le portrait le plus fidèle de Théo Kerg, c’est son art.

Félix Molitor – 11.02.2013


Connaissez-vous Théo Kerg ?
Marie-Amélie Zu Salm-Salm, née en 1973, a fait ses études d’histoire de l’art à Heidelberg et Paris (ParisIV-Sorbonne). Elle a soutenu une thèse de doctorat en 2002 sur l’importance du milieu artistique parisien, entre 1945 et 1955, pour les peintres abstraits allemands, autrichiens et luxembourgeois. Parmi ces derniers, elle privilégie Théo Kerg (1909-1993) qu’elle vient d’entreprendre de tirer de l’oubli en tant que commissaire indépendante de l’exposition Théo Kerg, De l’école de Paris au tactilisme au Musée national d’Histoire et d’Art et au Cercle Cité de Luxembourg. Connaissez-vous Théo Kerg ? Sans doute pas, car le Musée National d’Art Moderne, qui possède de lui une oeuvre remarquable, ne la montre guère (Givré, technique mixte sur toile, 1957). Théo Kerg est si bien occulté que le catalogue Art moderne du MNAM l’ignore complètement. Or ce peintre qui reçut pendant plusieurs mois, avant 1940, l’enseignement de Paul Klee, choisit de s’installer définitivement à Paris dès 1946 et devint l’un des membres les plus actifs de l’Ecole de Paris, comme en témoignent ses amitiés (avec Paul Eluard en particulier, qui lui demanda dès 1947 d’illustrer son livre Dignes de vivre par vingt bois gravés) et ses proximités (avec par exemple Jacques Villon en l’honneur de qui il peignit un incandescent Hommage à Jacques Villon en 1954). Qui était donc le peintre Théo Kerg ?
Issu d’une culture germanique, Théo Kerg s’inséra immédiatement et sans difficulté dans la tradition et l’esprit français bien qu’ayant appartenu de 1934 à 1936 au groupe Abstraction-Création avec notamment Mondrian, Kandinsky, Baumeister et Kupka. En avril 1948, la galerie Bellechasse, qui fut sa galerie de référence, présenta ses dix lithographies inspirées du poème de Paul Valéry, Le Cimetière marin. L’année précédente, elle avait déjà organisé une exposition personnelle de Kerg, avec entre autres des lithographies à partir de Notre-Dame de Paris. La critique parisienne lui avait réservé un accueil très favorable. Ainsi Jean Bouret dans Opéra : « Théo Kerg expose ses lithographies impeccables. L’ombre de Notre-Dame de Paris se détache sur le fleuve qui la cerne ; le quai aux Fleurs s’illumine de soleil, une nouvelle fois le paysage parisien se restitue à nous avec la tendresse captieuse et c’est toujours le même envoûtement. Théo Kerg (et là je cite son préfacier, notre ami Diehl) donne à son oeuvre la meilleure chance, celle de vivre pleinement avec son temps tout en paraissant s’en détacher… » En effet, Kerg se rapprocha progressivement de l’abstraction telle que la pratiquait le paysagisme abstrait de l’Ecole de Paris, et le catalogue de Luxembourg montre clairement ses affinités avec Bazaine et de Staël. Si bien que le grand spécialiste de l’art français, André Chastel, le distinguera dans un article du Monde en 1954 : « Une peinture comme la sienne peut être assimilée à une musique de chambre. Un tableau, tel qu’il le conçoit n’est pas une projection de l’univers physique. C’est un pur objet de poésie. »
De 1955 à 1975, Théo Kerg recherche « l’animation de la matière », il utilise les matériaux les plus divers pour articuler des surfaces en relief et créer des oeuvres « tangibles » en jouant avec la lumière et l’espace. Il nomme tactilisme le fruit de ses expériences, qu’il expose en novembre 1959 à la galerie Bellechasse sous le titre Tactilisme lunaire et terrestre. Il rejoint de la sorte Jean Dubuffet, qui lui écrit pour l’assurer amicalement de son intérêt. Kerg se trouve ainsi aux origines d’un nouveau mouvement de l’art occidental. Mais l’Histoire préfèrera le nommer matiérisme et ne retiendra pas « tactilisme ». Par la suite, Théo Kerg s’illustrera dans l’art sacré, réalisant notamment en 1979 le vitrail de la chapelle mortuaire de Gonderange (Luxembourg), une dalle de six mètres par deux mètres 50, l’architecte étant son fils Carlo, né en 1943, aujourd’hui défenseur de l’oeuvre de son père qui, dans le même registre, réalisa en 1978 la façade de la morgue du cimetière de Mannheim, composée de 400 m2 d’éléments en béton, marbre de Carrare et dalles de verre. Le Luxembourg vient de célébrer un enfant du pays, et c’est justice, mais il ne faudrait peut-être pas oublier que Théo Kerg, qui vécut si longtemps rue Saint Honoré avant de s’éteindre en Bourgogne, appartient essentiellement pour l’Histoire à l’Ecole de Paris. Marie-Amélie Zu Salm-Salm prépare, en cette fin d’année 2014, une exposition d’art français de l’après guerre à la Kunsthalle de Mannheim. À quand un événement de ce genre en France, avec Théo Kerg évidemment ?

[verso-hebdo] – 25-09-2014 – La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau

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