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Félix Molitor

La signifiance dans
l’oeuvre de Theo Kerg

De la transparence du mural

Il y a 20 ans, le 4 mars 1993 disparaissait en la personne de Théo Kerg l’un des protagonistes de l’art contemporain luxembourgeois les plus contestés pour avoir, en 1940, regagné son pays natal occupé par les Allemands. Elève de Paul Klee, admirateur de Valéry, d’Eluard, de Lorca (œuvres en hommage), Théo Kerg était tout sauf un traître des siens. Les tribulations de la guerre étaient pourtant la cause de son exil en France où il bénéficiait de l’accueil sans réserve des amateurs de l’art contemporain ainsi que des artistes du mouvement « Abstraction-Création » (fondé en 1931) et des grandes figures de l’Ecole de Paris pour la technique du « tactilisme » , ainsi nommée par lui dès 1956 et qui allait culminer, sous l’influence du « spatialisme » divulgué par son ami Pierre Garnier, à  son  « spatialisme terrestre et lunaire » enrichi d’une approche métaphysique sans doute alimentée par sa grande sympathie pour le groupe COBRA.

Les considérations suivantes, destinées à montrer l’originalité de Théo Kerg et son importance sur le plan de l’art contemporain en général, n’auraient pas vu le jour sans l’aide logistique de Monsieur Carlo Kerg, fils du peintre, dont l’impressionnante réserve de documents d’époque témoigne d’un labeur infatigable, depuis le décès de Théo, pour perpétuer sa mémoire au-delà des avatars d’une vie aussi contradictoire et riche en surprises que le siècle qui fut le sien.

A l’attention du lecteur : Les citations de Kerg non explicitement référenciées sont extraites d’une conférence donnée dans les années 70 et qui portait le titre « L’Etre et son Temps » (Archives Carlo Kerg)

« Je revois cette feuille blanche, analogue à des millions d’autres. Elle m’hypnotisait. J’entends le silence de l’atelier immense et clairJe vois les toiles, les taches de couleur, les lignes encore indéchiffrables de Paul Klee danser aux murs. Je sens son grand regard calme posé sur moi pendant que la cascade académique de tous les trucs et tics de l’Ecole des Beaux-Arts : fusain, mie de pain, chiffon, estampe, lavis, etc, etc, défilait devant ma mémoire. Deux mondes se heurtaient en moi, celui que j’avais connu et qui devait s’avérer faux, périmé, fatigué, vidé, artificiel, sans vie, sans poésie ; l’autre, qui allait s’ouvrir devant moi, jeune, nerveux, vivant, dangereux, énigmatique, inquiétant, sarcastique, spirituel. Devant moi la feuille blanche m’hypnotisait toujours et me glaçait. 

« Tenez », me disait Klee tout à coup, « il faut lui prendre ce côté apprêté, fabriqué » et, en avançant vers le lavabo où traînait encore de la vaisselle (il faisait sa popote lui-même) il mouilla la feuille, la froissa violemment, l’étala sur un papier buvard et me dit : « Choisissez un gros pinceau, trempez-le dans ce verre, prenez de l’aquarelle dans tel godet, laissez tomber une grosse goutte sur la feuille ».

Je suivis ses indications. Une grosse goutte de cadmium moyen tomba sur la feuille. Dans les creux et sur les crêtes des fines cassures la couleur se mit à courir, à stagner çà et là. « Répétez ce geste en prenant un ton en-dessous », me dit Klee. Une goutte de cadmium orange sauta sur la feuille et se mit à galoper dans toutes les directions. « Prenez une complémentaire avec ce petit pinceau et faites un geste libre, naturel du bout du pinceau, frôlez à peine la feuille ».

Je fis de mon mieux malgré mon émotion et un trait bleu vint blesser les deux soleils éclatés d’autant plus violemment que la feuille avait séché et que la ligne était devenue dure et fine.

 « Voilà deux rondelles de pomme de terre. Utilisez-les comme tampon en les couvrant, l’une d’une couleur chaude, l’autre d’une couleur froide et créez un rythme adapté à ce que vous venez de faire ». Quel pédagogue !

Pendant que je m’évertuais, Klee regarda mes dessins tout en s’entretenant avec le Dr. Kaesbach.

Je m’évertuais, oui. Ce n’était sûrement pas un chef d’œuvre que j’étais en train de fabriquer. D’ailleurs Klee se moquait bien du « chef d’œuvre », il lui importait de sonder le nouveau-venu par ces gammes. » (Théo Kerg, lettre du 6 mars 1958).

Ainsi Théo Kerg relate sa première expérience, dans l’atelier de Paul Klee, en 1932-1933, juste avant que ce dernier fût obligé de quitter l’Allemagne nazie. L’expérience « tachiste » que le maître imposa à son élève fit découvrir à celui-ci le caractère éphémère de la forme et le pouvoir abstrayant du mouvement dans toute entreprise duregard.Selon Klee, « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible », et c’est proprement l’actequi détermine l’œuvre d’art. C’est, en d’autres termes, l’œuvre en tant que mouvementqui se transmet, comme une tranche de langage en devenir et non pas comme un message figé. Il n’y a plus la toile, il n’y a plus la couleur ; il y a ce qui transcende le support et l’œuvre. Klee précise par ailleurs :  « L’art est à l’image de la création. C’est un symbole, tout comme le monde terrestre est un symbole du cosmos ». Comme le symbole se nourrit d’un mouvement constant entre son référé et son référent, l’art reproduit la conscience interminablement réflexive « entre la terre et l’univers ».Théo Kerg ne tardera pas à pousser jusqu’à l’extrême cet imaginaire mixte de l’air et de la terre (cf. Bachelard, l’imaginaire des éléments) pour en faire le principe de « son » tactilisme qui « signifie animation de matière sous l’influence de la lumière ». L’abstractionn’est plus dès lors à considérer comme une technique qui consiste à extraire des qualités de leur contexte concret, mais comme l’effort de rendre visible ce qui relève de cette zone d’ombre entre le temps et l’espace, entre la terre et le ciel, entre les formes et l’informe, entre le regard et l’émotion.Ce n’est donc pas seulement le réelqui entre en jeu, mais tout autant l’irréel, ce qui fait de chaque œuvre isolée un fragmententre l’être et le non-être. Comme le dit Valéry, « La pensée ne fait pas naturellement de poèmes mais au plus des fragments. »Théo Kerg s’est toujours senti proche de Valéry, et il est probable qu’il se soit également approprié une certaine vision de la création telle que le poète la concevait. Valéry s’est notamment, dans ses Cahiers, largement confronté à l’importance de la « rature » dans l’œuvre littéraire et qui peut aisément être transposée à l’œuvre d’art en général. La rature est la scolie qui s’enlève de la dynamique de la pensée pour rendre celle-ci homogène, c’est-à-dire lavée de ses moments d’hésitation, de contradiction, bref, de sa genèse. La rature permet donc d’aboutir à l’œuvre d’art au sens traditionnel du terme : parfaite, sans rien de trop et sans rien qui manque. Cependant Valéry se prononce pourla mise en relief de toute rature dans l’œuvre, dans la mesure où c’est l’action, c’est-à-dire le dynamisme irrégulier, contradictoire, par moments anarchique d’une mise au monde qui l’intéresse. Cette mise au monde est donc toujours tâtonnante, riche de tous ses possibles et incapable de se positionner dans l’absolu. C’est pourquoi le présent de la création en devenir prime sur le passé (figé) et sur le futur (inexistant). Le résultat en peinture c’est une fragmentation du travail sur la toile dont le produit final n’est  lui-même qu’une esquisse de quelque chose qui demande à naître et que chaque instant fixe dans le provisoire. « La pensée est une rature indéfinie. » (P. Valéry, Cahiers) L’art dans cette perspective n’est pas la maîtrise du trait et de la forme, mais du brouillon qui contient l’œuvre parfaite sans la faire advenir,  la portant en gestation. « On ne peut pas en finir avec cette chose qui est pourtant fixe ». (Paul Valéry, Cahiers). S’y pose alors la question du temps du signe. Celui-ci est fatalement présent en discontinu, dans la mesure où chaque instant l’inscrit dans l’inachevé et le rend hésitant. La figure est sa propre absence, son propre avenir qui n’est pas parce que le présent est seul juge de l’advenance. La meilleure technique picturale à répondre de cette recherche paradoxale de l’instant intemporel, c’est le tactilisme, à savoir la mise en abîme de l’objet « par effraction » au sein de la continuité du réel. Pour Kerg il ne peut donc y avoir figure élaborée parce que l’objet fini n’appartient pas au présent et parce que le futur ne tolère aucun discernement a priori. Le tactilisme de Kerg est une construction paradoxale dont les éléments relèvent tous des  aller-retour d’une pensée qui se cherche, une fragmentation des objets qui aboutit à cette « non-figuration architecturale » que mentionne un Michel Ragon, critique d’art et représentant entre autres , avec Henri Perruchot, de l’Epiphanisme, mouvement de contestation du rationalisme existentiel de l’époque. Aussi un Pierre Garnier, auteur du Manifeste spatialiste, grand ami de Théo Kerg, écrit :

« Vivre à la source, c’ est-à-dire ne pas vivre dans ce qui est donné, mais être ce qui sera donné, c’est là le lieu de Théo Kerg. » (Pierre Garnier , in Les Lettres« Le spatialisme chez Théo Kerg)

Or ce qui sera donné n’existe au présent que sous forme de ratures !

 Théo Kerg s’inscrit dans la lignée de Paul Klee d’une part, des spatialistes de l’autre, ainsi que des peintres  représentants du mouvement Abstraction-Création fondé en 1931 en réaction au maniérisme surréaliste,  pour soutenir que l’abstrait est une qualité a priori invisible du réel mais que l’artiste a  vocation de révéler en inaugurant un présent de la création qui comprend le devenir « en chantier » par défaut du passé et de l’avenir.  Théo Kerg a donc trouvé racine à l’endroit même de la première scission importante entre l’art « moderne » et l’art « contemporain », qui consiste à faire éclater les formalismes cérébraux du cubisme et de l’abstraction géométrique dans le souci de faire l’art retrouver sa fonction des plus primitives : dévoilerla « toile » cachée  enceinte de tous les possibles.

« En 1932 j’ai cherché à Paris la nouvelle syntaxe de l’art de notre temps. Je ne l’ai pas trouvée à Paris, mais à Dusseldorf chez Paul Klee. C’est lui qui m’a montré comment on rend visible l’invisible par une composition nouvelle, par des signes nouveaux, par un langage plastique nouveau, par des éléments organiques et dynamiques, par la corrélation entre le point, la ligne, la surface et l’espace. » (L’Etre et son temps)

Cet art nouveau qu’invoque Théo Kerg ne prétend jamais s’abstraire du réel, mais cherche à pénétrer les espaces et les objets en vue de les faire advenir dans ce qu’ils ne  confient pas au regard habituel. Rendre visible, c’est donner au réel une fonction nouvellequi est proprement révélatrice dans le sens où on lui enlève le voile des apparencespour lui faire trouver la vie de toutes les métamorphoses, y compris des plus paradoxales.On peut y voir également un effet indirect de la lame de fond du surréalisme dans ses expressions les plus « ésotériques » comme par exemple l’allégorisation onirique (un désordre créatif) du réel. Dans tous les cas, l’époque est celle de deux Guerres Mondiales consécutives qui allaient de pair avec l’écroulement des certitudes millénaires suite à la découverte  des paramètres universels de la relativité aussi bien dans l’individu (psychanalyse et anthropologie) que dans les constituants élémentaires du réel (physique appliquée). Tous les domaines de la création sont touchés par ce cataclysme des valeurs, de sorte que l’on peut affirmer que le besoin d’abstractionest beaucoup plus qu’un besoin esthétique ! L’abstraction, dans la mesure où elle relève d’une opération qui consiste à sélectionner une ou plusieurs valeurs d’un objet concret en vue de la production d’une représentation artistique relève d’une incapacité à saisir l’objet dans son intégrité. Le réel nous échappe et notre esprit est continuellement en quête de connaissance.Devant autant de mystère insondable, c’est l’humain lui-même qui se découvre aliénécomme une abstraction de l’univers, comme une créature sortie de son milieu. Se retrouver, retrouver sonlieua donc tous les éléments du dramequi s’apparente aux douleurs d’un enfantement :

« Dans la nature, une loi existe, la première de toutes : rien ne se crée, rien ne se perd. Tout se transforme selon un certain rythme. To be or not to be ! Drame donc ! Drames chimiques, physiologiques, biologiques ! (…) Abstraction-Création fait le point. Le point de départ aussi. » (T. Kerg in abstraction création art non figuratif, 1935, n°4).

Il apparaît donc que dorénavant si art il y a, celui-ci ne se mesure plus dans ses produits finis, mais dans un éternel provisoire,  dans une attitudequi englobe l’œuvre entière, laquelle se définissant comme le mouvement perpétuel d’un questionnement du réel en considérant que ce dernier se dérobe sans cesse à toute appréhension humaine. La toile blanche elle-même se refuse de plus en plus énergiquement au préfabriqué dans son désir de faire corps avec la peinture. Le tableau, « tout d’abord une surface plane à deux dimensions », se verra appelé à devenir« une pensée concrétisée dans le temps et dans l’espace. » (TK, L’Etre et letemps).  C’est le tableau-objet :

« Le tableau-objet se décompose, se recompose, se transforme sans cesse, se propage tout comme l’environnement, s’y incorpore et s’y reflète. »

Chaque perception d’un instant du réel est un morceau d’architecture de temps et d’espace destinée à devenir le lieu d’un tableau-objet, ni tableau ni objet, mais espace aussi bien pour le tableau que pour l’objet, espace à regarder, mais également espace à toucher, à explorer, jamais à définir, jamais à rendre habitable, mais souvent monumental ! L’art n’est plus décoratif, mais fournit son espace à meubler, à l’image de l’art primitif :

« Il faut aborder ce monde pictural sans idée préconçue. Il faut rester disponible. Pendant des siècles les idées sur l’art ont été stérilisées, colonialisées. Ce qui se passait ailleurs qu’en Europe était jugé avec arrogance, était jugé primitif. »

La redécouverte des arts primitifs va de pair avec la découverte de l’abstraction comme le moyen par excellence de faire l’objet se révéler dans ce qu’il n’est pas pour les sens, mais dans ce qu’il est sur le plan des émotions et de l’imaginaire. Or ce sont là les domaines les moins fixés d’avance, les plus sujets à l’improvisation et au provisoire. Le rêve et l’émotion ne tolèrent aucun non-dit, aucun redressement en cours de route. Le retour aux origines de la perception relève de l’abandon de la réalité domestiquée, compacte, bourrée de rationalisme et d’absurdes convenances. Aussi la recherche d’un certain « exotisme  naturel» correspond à une descente jusque dans le cœur des choses. Ainsi l’exprime un Victor Segalen à l’honneur duquel  d’ailleurs Théo Kerg avait conçu  une œuvre : « L’exotisme est tout ce qui est Autre. Jouir de lui est apprendre à déguster le Divers. »(Equipée)

Tout esprit « primitif » a ses allégories, ses objets sacrés, ses symboles qui se distinguent de nos figures de style « modernes » dans la mesure où ils revêtent une signification existentielle, l’image étant considérée comme un lieu d’expression à valeur cosmologique ( voir Mircea Eliade, Le sacré et le Profane). Les symboles de Kerg, essentiellement des lettres et des mots qui progressivement vont entrer dans ses compositions murales, des lettres-fantômes, des mots hors-contexte, comme des graffitis sur un mur et qui relèvent davantage de l’aléatoire que du défini. Les lettres existent par leur diversité ; en s’imprimant sur le bloc opaque de l’homogénéité chaotique, elles font figure d’intrus : du langage pénétrant le mutisme le plus hermétique, cela ressemble étrangement à des inscriptions de prisonniers sur le mur de leur cachot. Que veulent dire ces incises sinon le désir de s’évader, le rêve de la liberté. Existentiels donc ces symboles, d’autant plus que le mur chez Kerg est une obsession permanente.

La diversité des entailles contre le « bloc », c’est le « mur »du réel décomposé en ses particules élémentaires. Cette décomposition est conçue par l’artiste au sein d’un mouvement dialectique qui aboutit au dévoilement épiphanique, à ce « beau convulsif » qu’évoque un André Breton (« La beauté sera convulsive ou ne sera pas », in L’Amour Fou). Segalen une nouvelle fois trouve les mots lumineux pour dire cette déconstruction fructueuse, à appliquer à l’œuvre de Kerg :

« Mais comment donc rénover, comment restaurer l’ordre sans tout d’abord instaurer le désordre ? » (P. Segalen, Peintures)

Or l’ordre emprisonne ; le désordre libère ! La grande maladie du siècle, c’est le règne de l’uniforme, de la convenance dans tous les domaines de la vie. C’est la pensée unique !

« Le divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre, mourir peut-être avec beauté . » (P. Segalen, Essai sur l’exotisme)

Un Samuel Beckett, il nous semble,  sous-entend cette « beauté » paradoxale, absurde aux yeux du monde et dont « l’advenance » relève d’une divinisation épiphanique de la matière la plus éphémère – matière qui construit les monuments pour les voir démolir : « Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte. » (L’Innommable) Voilà en une phrase limpide résumé le mystère qui enveloppe les totems et les figures sacrées… Le secret de la transmutation relève d’une absolue disponibilité de  l’artiste vis-à-vis des formes, des associations visuelles qui naissent indépendamment d’un projet précis, comme l’affirme justement un des représentants majeurs du spatialisme, Piero Manzoni :

« L’essentiel est de ne jamais accorder crédit à ce qui relève d’un conditionnement subjectif et de donner image à notre humanité originaire. »

Il est vrai que la subjectivité, prise dans son sens existentiel, est inévitablement tributaire d’un environnement social et culturelfermé à toutes les manifestations inédites, ce qui oblige l’artiste à adopter face à son œuvre une attitude asociale et atemporelle. 

Si Théo Kerg s’est souvent interrogé devant l’inévitable « horizontalité » de la toile, c’est que d’un côté il voyait les nouvelles formes d’expression artistique, comme le pop art, s’attacher à cette absence de profondeur qui privilégie la reconnaissance immédiate à l’image de la circulation moderne de l’information, et de l’autre il questionnait cette surface plane pour en capter une confidence des profondeurs de l’invisible qui ne tolèrent aucun arrêt de l’attention, aucun rebrousse-chemin, aucune rature « esthétique ». C’est que l’artiste, selon Kerg, est toujours l’humain qui s’agite devant le « mur »– l’écran – comme un prisonnier devant la porte close de sa cellule. Aussi est-il significatif que dans l’atelier s’accumulent des « supports » non rectangulaires, des « murs caducs » en somme.

« Le mur a toujours été et reste un problème pour moi. Le mur protège, il tient prisonnier. Devant le mur on exécute. »

Le « mur » est donc le substrat de l’œuvre, alors que celle-ci consiste à « ouvrir l’espace » à la manière d’une « fenêtre ». Les contours de cette fenêtre c’est la toile. L’éclatement du mur relève donc d’un traitement spécifique du support appelé à s’ouvrir. Ainsi le dit le spatialiste Piero Manzoni pour qui la toile brute est aussi importante que la peinture qu’elle supporte . Voilà pourquoi le « mur » est une obsession permanente pour l’artiste sculpteurqui travaille un objet opaque, infranchissable a priori:

« Les formes (…) émanent directement du traitement imposé à la toile, qui n’est plus ici un support destiné à s’effacer derrière la peinture, mais un élément essentiel de l’œuvre. »

Le traitement de la toile, avant d’être le lieu de l’œuvre, est un face à face dynamique avec une matière conventionnelle qui désire s’affranchir de ses apories.

L’art n’a pas le droit d’offrir protection à l’esprit, c’est une confrontation sans filtre avec le perceptible et ses ailleurs. L’art est interrogation pure et existentielle, comme l’affirmait un Samuel Beckett  et qu’un Théo Kerg ne verrait pas différemment:

« L’art a toujours été ceci – interrogation pure, question rhétorique moins la rhétorique. » 

Une fois de plus, nous voilà renvoyés au domaine du langage ! L’art n’a jamais été aussi proche du symbolisme linguistique qu’à l’époque de l’abstrait. Les signes, sans référence empirique, établissent entre eux des relations pour donner lieu à un langage virtuel, une sortie des dénominations habituelles. Chez Kerg, ces signes ont le plus souvent l’apparence de lettres, forment parfois des mots,  des poèmes, mais toujours en-dehors de la pesanteur des significations matérielles. Les signes et symboles chez Kerg, comme tous les éléments constitutifs du tableau ou de l’objet travaillé, contribuent à rendre perméable le mur, la prison existentielle.  Aussi Pierre Garnier, l’initiateur du spatialisme poétique, admire l’alchimie kergienne qui fait la lettre et le mot exprimer cette « anti-rhétorique » dans des survenances qui sont autant d’interrogations, tant elles se confondent avec les avatars de l’informe, de la non-information pour un plus d’espace à la mesure de l’univers , comme une représentation plastique de l’écriture spatialiste tout court dont les signes linguistiques, considérés dans leur forme matérielle, transcrivent alternativement le mur et ses ailleurs et inaugurent une sémantique libérée de ses préceptes d’école:

Cette réintégration de la lettre et des mots dans la matière, commencée par les Futuristes, les Dadaïstes et des peintres comme Klee(qui fut le professeur de Kerg) se poursuit dans l’œuvre de Théo Kerg par une intégration totale qui fait que peu à peu le mot se met à rayonner sur toute la toile. Non seulement le mot, mais aussi la lettre a une valeur tellurique et cosmique : ainsi le O est indistinctement bouche et soleil et lune, source et cercle vibrant montant des profondeurs, roe, rosace, rose des vents, vitesse, lenteur, poids, légèreté, danse, fermeté et clarté, suspendu et posé, intense et stable, selon le cas. Le M est barrage, le I grille sérielle, etc. Cela signifie le déclenchement de nouvelles énergies en tous les points du volume linguistique. Cela suppose aussi un travail considérable d’imagination linguistique en accord avec la texture du tableau. (Pierre Garnier in Les Lettres, Le spatialisme chez Théo Kerg)

 Dans une œuvre monumentale intitulée Chemin de Croix pour autoroute, Kerg fait apparaître des mots à la surface de vieilles poutres de chêne. Pierre Garnier le décrit ainsi :

« Chaque station est formée par un ou plusieurs mots  et sur les poutres des mots ou des phrases se rapportant à la station sont gravés. Ainsi, par exemple, la première station, condamnation à mort du Christ, est bâtie avec les mots « A mort » mais de telle façon qu’on a l’impression que les formes marchent, tournent, s’agitent, que des poutres se dressent vers le ciel et que d’autres s’enfoncent dans la terre, bref, c’est l’agitation autour de la condamnation, de toute condamnation. La langue devient un présent rayonnant sur le passé, le présent et le futur. Grâce à cette originalité, l’écriture et l’Ecriture, le mot et le Verbe, le poème reprennent une place que le bureaucratisme leur avait fait perdre. » (P. Garnier, Le Spatialisme chez Théo Kerg ).

L’apparence graphique exprime le signe dans son essence qui n’a rien à voir avec les lois du syntagme discursif.Aussi Pierre Garnier, dans le même article, ajoute que c’est « par le travail de peintrescomme Théo Kerg et par les efforts des poètes concrets et spatiaux que se réalise ce que Klee appelait le passage vom Vorbild wieder zum Urbild(…) »

L’artiste tactiliste se laisse instruire par la formedans son aspect le plus inconditionnel, le moins « parlant » a priori, et le résultat c’est un langage sans bornes, un langage qui ne définit rien, mais que l’infini définit comme une de ses parcelles.C’est ainsi que nous lisons dans le 3èmemanifeste du Spatialisme (Seiichi Niikuni, Pierre Garnier)  que les œuvres nouvelles « ne sont plus traduisibles, mais transmissibles sur une aire linguistique de plus en plus étendue. » De cette « aire linguistique », Kerg a fait une aire du signe tout court.Ainsi l’art kergien transpose-t-il sur le plan plastique ce qu’un Pierre Garnier entend par poésie spatiale, à savoir une démythification de la langue en vue de la création de « cristaux linguistiques » dépouillés de leur « contenu sentimental ou historique, expressionniste ou psychique » (…) « Seules subsistent les structures, c’est-à-dire une esthétique ». (voir le Manifeste du Spatialisme) Il s’agit par conséquent de faire le signe retrouver son caractère sacré sur le mur des cavernes, c’est-à-dire son caractère de signal ! Le mur devient alors le lieu d’une transfiguration dialectique dans la mesure où chaque signe qui s’y imprime ouvre une brèche dans l’opacité. Pour Kerg cette ambivalence du mur équivaut à l’ambivalence de la toile. Voir « Le mur détruit et reconstruit »(1969) !

Il s’agit donc de revenir à l’immémorial, avant toute tradition! Aussi dans la pensée de Kerg, l’espace lui-même ne peut pas être réduit à un point, ni à une toile ! L’espace pour la lune est inverse à l’espace pour la terre, et les deux contradictoires se retrouvent dans le « tableau-objet » par un double mouvement métonymique qui concilie le tout pour la partie et la partie pour le tout. Ainsi l’écran du téléviseur éclate en morceaux sous la pression d’une vision holistique. C’est ainsi qu’il faut comprendre en l’occurrence les rapprochements kergiens entre la surface de la toile et sa pénétration, entre ce que l’artiste appelle les « nuages en béton »et les nuages véritables dans le vitrail qui est par excellence l’anti-écran, le kaléidoscope qui rétablit le réel dans ses virtualités infinies. De même les mots et les lettres qui surgissent comme de nulle part acquièrent, par leur caractère « épiphanique », une valeur figurative en l’absence de tout contexte rhétorique ! La figure ici jaillit de l’environnement pictural, d’une structure esthétique. Elle n’est donc jamais le produit d’une « mythologie » de l’imaginaire ; elle est toujours inédite et intraduisible. Elle ne relève d’aucune science du langage ni d’aucune théorie de la représentation. 

Qu’il s’agisse de lettres, de formes, ou de matières « extra-picturales » (sable, cailloux, etc), le traitement tactiliste ne travaille pas en fonction d’une mémoire mais du pouvoir librement associatif  de l’instant présent qui est toujours « surréaliste » par manque de racines reconnues. 

Toute définition trahit donc une sorte de piétinement sur place, une pétrification de l’image, une image de la rature ! Ainsi se laisse décrire également le travail de l’artiste : sans idée préconçue, comme il le confie à un  ami et collectionneur, Mike Saltzmann, dans une lettre :

« No, nothing particular is mentally fixed in my mind. Be it on canvas or sculpturing or working on wood, crystal or metal…I 

(…)

I start with a design and innocently my mind takes over and it builts from there. Yet when I am hardly finished with my project, another birth for another work invents itself…always building as if I’m in another world. My hands obey my mind ; I am cought up in my private world of design… I lose track of the hours ; I’m happily consumed with my artistic effort and at last, I find fulfillment. » (…)

Il y a donc dans toute création de la sorte ce qui se produit d’une manière « automatique » qui rappelle les fameuses expériences surréalistes. L’élaboration de l’œuvre ressemble à un cheminement sans que la destination soit clairement définie. Ainsi le tactilisme est tout d’abord une attitude devant le médium. L’artiste assiste en quelque sorte à ses propres gestes qui trouvent lieu tout en s’éloignant le plus loin possible des chemins balisés. C’est l’autre monde de la création ! Les signes isolés ne suffisent pas à faire signifier l’ensemble : l’œuvre, c’est aussi la toile et c’est surtout une attitudequi fait cette toile se transformer. Une attitude, et non pas une signifiance préméditée. Un des pionniers du spatialisme en peinture, Piero Manzoni (1933-1963) précise que le surgissement des formes sur la toile résulte d’un traitement général  du supportet non pas de soucis d’expressivité particulière :

« Les formes qui apparaissent, pétrifiées dans la matière séchée, ne sont pas tracées sur la surface. Elles émanent directement du traitement imposé à la toile, qui n’est plus ici  l’élément essentiel de l’œuvre. »

Ce qui rend une œuvre d’art humaine, c’est donc une attitude d’esprit, une manière d’ »assister » à la naissance de l’œuvre  plutôt que de la provoquer. Les artistes de Lascaux savaient-ils qu’ils faisaient de l’art ? C’est donc cette « fraîcheur originelle » que recherche le spatialisme, et Théo Kerg la pratique depuis sa conception du tactilisme qui est spatialiste par nature, conformément à cette autre affirmation de Manzoni :

« L’essentiel est de ne jamais accorder crédit à ce qui relève d’un conditionnement subjectif et de donner image à notre humanité originaire. »

Les œuvres les plus emblématiques de Théo Kerg dans le contexte du spatialisme, sont ses Totems des années 60 qui sont constitués de tableaux superposés, constituant des assemblages multidimensionnels de supports qui mettent en scène des textes poétiques selon le principe de la matérialisation spatiale de la lettre et du mot.

« Ces Totems sont formés de différentes peintures de grandeurs diverses superposées ou juxtaposées. La variation des surfaces, des formes, des matériaux, des directions, souvent selon le sens des mots du poète, permet de donner une vie surprenante, une présence obsédante, une force nouvelle à la poésie visualiséeCes œuvres récentes de Théo Kerg réunissent les possibilités de la poésie spatialisée, de la sculpture et de la peinture cinétiques. » (Pierre Garnier, Le spatialisme chez Théo Kerg)

La mouvance  panthéiste, qui traverse le tactilisme spatialiste de Kergen pénétrant le plus insignifiant des objets pour lui faire trouver figure, draine évidemment une esthétique iconoclaste vis-à-vis de toute tradition, ainsi qu’un esprit rebelle aux conformismes de toute nature. En l’occurrence le tempérament idéologique de Théo Kerg fait son œuvre entière évoluer à la faveur d’un plaidoyer pour un monde sans guerre et sans discrimination, contre les convenances absurdes qui déshumanisent le monde, contre la pensée unique sous toutes ses formes. 

Ainsi toute explication de l’art de Théo Kerg manquerait son objet si l’on passait sous silence la valeur humaniste qu’il entend allégoriquement transmettre à travers son œuvre, notamment sa détermination viscérale de faire tomber tous les « murs » qui empêchent la vie. A parcourir les nombreuses pages qu’il a écrites sa vie durant pour expliquer son art (respectivement pour y voir plus clair lui-même), on découvre un Théo Kerg scandalisé par une époque de superficialité et d’hypocrisie qui se nourrit d’intrigues, dont la recherche de confrontations violentes nourrit les pires des guerres. Et l’artiste dans tout cela aimerait tant être le guide, le phare  tel que l’avait conçu un Victor Hugo, ce qui fait dire Kerg:

« Ceux qui ont essayé de s’évader de leur propre prison ont été touchés par mon œuvre qui, depuis 1958, pose la question : s’agit-il de vivre, de revivre, de survivre ou d’exister ? »

Qu’en est-il donc de ce rôle rédempteur assigné à l’artiste ? A l’instar d’un Albert Camus, Théo Kerg cultivait en lui-même une « graine d’anar » (Léo Ferré) qui n’avait rien à voir avec une société « sans rois ni lois », mais qui réclamait un modèle social sans discrimination de race ni de culture, c’est-à-dire sans génocide potentiel. Or un tel modèle exige au préalable qu’il soit ouvert à l’individu un champ d’une absolue liberté d’expression, loin de tous les cadres canoniques qui sont autant de raisons virtuelles à tuer les valeurs fondamentales de l’humain.

Le pire des travers de l’humanité c’est le cloisonnement de l’individu dans les limites d’une pensée, c’est-à-dire d’un modèle d’être. Théo Kerg l’a dit, l’a montré dans la geste « tactiliste » – une dématérialisation au service d’une conscience élargie au diapason d’une verticalité sans pointd’origine et sans point final, à l’instar de l’absence de Dieu qu’un Cioran s’applique à départir du conscient :

« S’il est vrai que Dieu répugne à prendre parti, je n’éprouverais nulle gêne en sa présence, tant il me plairait de l’imiter, d’être comme Lui, en tout, un sans-opinion. » (Cioran, De l’inconvénient d’être né)

Kerg ne rejoint pas forcément un Cioran en particulier, mais comme lui il visionne une époque entière qui est encore la nôtre, dans la mesure où il réclame le détrônement de l’humain, la reconquête d’une société basée sur les libertés individuelles et le retour à un mode de connaître qui n’est plus clos sur lui-même mais qui s’étend à la matière totale du visible et de l’invisible ; bref, qui est tout sauf fondamentaliste et dogmatique. Dès que l’humain s’enferme dans la pensée, en effet, il s’enferme dans une intolérance qui réclame l’éradication des éléments gênants. Toutes les écoles fonctionnent de la sorte ; donc l’esprit averti est de prime abord un esprit libre, c’est-à-dire conscient du prixde sa propre liberté. Le pacifisme viscéral de Théo Kerg, comme d’ailleurs d’un grand nombre d’artistes contemporains, est une conséquence logique d’une vision « éclectique » du réel et d’une profonde méfiance devant tous les  modèles sociaux établis.

Dans son texte Au-delà du nihilisme, Camus affirme que « la vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent. »  Théo Kerg répond de cette générosité-làen se positionnant délibérément du côté où l’on donne, par réaction à un monde qui ne fait que prendre, et dont toute emprise relève de l’omniprésence du mal.

 « (…) notre monde, celui qui réclame prison, otage, chaîne, terreur, intolérance. Un monde recouvert d’une couverture noire qui étouffe les cellules, tandis que les mots de révolte, tracés dans le sable, sont effacés par le vent. »

(L’artiste ou)« l’être qui donne, qui offre dans une époque où tout le monde demande, exige, prend. »

 Théo Kerg, l’ami de Prévert, le grand admirateur d’Eluard et de Garcia Lorca, l’ami donc des poètes en guerre contre un siècle d’inhumanité ; il vénérait un Aristide Briand comme un prophète des temps nouveaux, il pourrait avoir été le frère spirituel du Déserteur de Boris Vian et du Breton de L’Amour Fou. La pire des insultes que l’on pourrait proférer à son encontre, serait de l’accuser de trahison pour avoir trop tôt regagné son pays après avoir été le camarade d’infortune des citoyens juifs et amis de juifs qui avaient fui l’armée allemande. Nous soutenons ici que Théo Kerg avait le génie candide d’un artiste pur-sang qui avait besoin de connaître le monde – surtout de ne pas le fuir – avant de se mettre à « cultiver son jardin », mais en toute connaissance de cause, c’est-à-dire dans un esprit toujours en alerte. Candide il le fut dans la mesure où le « temps des cerises » pour lui était le temps de tenir tête à tout en faisant mine de suivre aveuglément ; ignorant il fut quant aux conséquences d’un comportement qui ne fut pas de ce monde parce que ce monde tranche entre les « bons » et les « méchants ». Théo Kerg donc, le prophète mal accueilli chez les siens !? Nous ajouterons, sans aucune preuve à l’appui, que cet être hors du commun a dû fréquenter d’autres êtres de son envergure, de la taille d’un André Breton, d’un Jules Supervielle, d’un Artaud, d’un Beckett … « L’habitude est une grande sourdine »(S. Beckett, En attendant Godot). « L’homme ne peut aboutir qu’à des à peu près » (J. Supervielle,Boire à la source) …

Surréaliste est l’abstraction telle que Théo Kerg la conçut, dans le mouvement abolitionniste des contraires entre le familier et l’inconnu, dans sa manière de faire prévaloir les ailleurs de la raison à la raison elle-même. Dans le fond, le surréalisme, avant d’être un style, fut une manière de penser le réel. Dans cette optique l’abstraction pure est surréaliste au même titre que les « montres molles » de Dali. Combien généraliste, à l’égard de l’art moderne dans toutes ses expressions, cette affirmation d’André Breton : « L’œil existe à l’état sauvage » ! Un poème de Lorca, Romanze de la Luna, dont Kerg a fait une illustration, met en scène l’enfant qui enjoint la lune de fuir l’approche des hommes qui défigurent le réel brut :

(…)

« Va-t-en lune, lune, lune.

Si les gitans arrivaient,

Ils feraient avec ton cœur

Bagues blanches et colliers. »

(…)

(trad. André Belamich, http://sapientia.amanda.est.over-blog.com.)

André Breton, en affirmant que  la révolution surréaliste ne se voulait ni politique ni explicitement humaniste, exprimait haut et fort sa méfiance vis-à-vis des pouvoirs publics, une méfiance qui se cultivait plus ou moins ouvertement au sein des milieux intellectuels à partir des années 20 en prenant différentes formes selon les disciplines de l’art et de la connaissance. En l’occurrence le vocabulaire pointu qu’avait utilisé le surréalismepour se démarquer des écoles traditionnelles et des Académies a fait long feu en traversant le XXème siècle et en « contaminant » ce qu’on peut appeler la nouvelle philosophie de l’art qui jusqu’à nos jours brave la tradition des canons esthétiques dits « classiques » (cf. L’Esthétiqued’Aristote). Le renversement anarchique des valeurs qui situe le surréalisme – dans son expression la plus « dadaïste » – dans la catégorie des courants « iconoclastes » de l’histoire de l’art ( les plus fameux de ses antécédents étant incontestablement Bosch et Bruegel) et de la littérature (dont e.a. le Dante et Lautréamont), lui confère un rôle de phare du côté des innovateurs du XXème siècle, et serait donc mal servi s’il se voyait cantonné sommairement entre un Breton et un Dali ! Le mérite majeur du surréalisme réside moins dans le maniement poétique du paradoxe – dont les excès maniéristes ont prêté à une avalanche de discussions, – que dans son labeur relatif à la déconstruction méthodique (surréaliste par défaut !) d’un univers régi par la raison : la révolution esthétique de l’art moderne tout court !

« Voici les éléments de notre vie : notre tonneau, notre ciel, notre étang, notre os, nos poids, notre fourrure, notre herbage, nos montagnes, nos constructions, notre propre apparence … C’est pourtant l’image d’un monde dont le mouvement se passe de nous. » (René Magritte)

« Disparais un instant, fais place au paysage,

Le jardin sera beau comme avant le déluge. »

(Jules Supervielle, Les Amis inconnus)

La conséquence de cette présence paradoxale au monde, c’est l’opposition à tous les conformismes, en commençant par les conformismes sociaux. Théo Kerg s’inscrit pleinement dans cet esprit contestataire qui s’étend sur les milieux intellectuels de son époque . Ainsi en évoquant son tableau d’hommage à Kafka – l’auteur aux allures contemporaines, adulé par les surréalistes, –  Kerg écrit :

« La boule flotte et ne peut se poser nulle part, le château se décompose, le labyrinthe conduit nulle part et le totem est manifeste, dominé par cette phrase : le contrat social est un piège, un labyrinthe ou une dictature. »

On peut donc affirmer que le créateur moderne se définit à partir d’un exercice de la « table rase ». Aussi le surréalisme et ses mouvements connexes ont mis le feu aux poudres pour la réussite d’un art contemporain en général dont l’abstraction serait le cheval de bataille et dont le caractère globalement iconoclaste et socialement marginal et anti-scolaire  serait l’aboutissement. 

A méditer dans ce contexte : le commentaire très expressionniste et surréaliste à la fois  que Kerg fait à propos d’un de ses tableaux les plus emblématiques quant à l’omniprésence des tragédies planétaires du siècle qui ont failli pousser à l’absurde toute entreprise à visée esthétique :

L’environnement tragique du « soleil noir d’Hiroshima » se compose d’une explosion à gauche, et à droite d’un squelette calciné dans lequel le soleil noir est resté accroché, tandis que dans le fond mille soleils projettent une ombre menaçante, évocatrice.  

Si l’on se mettait à chercher en marge du surréalismeune figure emblématique pour l’art moderne, en l’occurrence pour l’aventure de l’abstrait, on la trouverait entre autres dans le personnage d’Electredu théâtre de Jean Giraudoux – un auteur libre à son tour des autorités classiques et dont le goût pour les Anciens s’explique seul par le souci d’en extraire la portée « naturellement » universelle –  Elektra« la lumineuse » fait littéralement voler en éclats la réalité que nous transmettent nos sens habituels, pour faire éclore « sa »vérité au grand dam des modèles établis. Le personnage qui incarne cette vérité est voué à la malédiction parce qu’il anéantit les repères, ce qui fait de lui un héros tragique. Le voyantest toujours différent et soucieux de sauvegarder sa différence dont il sait obscurément qu’elle est suffisamment puissante pour sauver le monde des aveugles. En cela il cultive un modèle de la justice qui présage d’un monde raisonnablement conduit au service du bien-être de l’humanité qui attend toujours réponse à la question de son origine et de son destin. Si cependant Giraudoux opte pour un autoritarisme « éclairé », il y a chez lui un souci constant de contourner toute violence sommaire à travers la recherche du bien commun, ce qui correspond à un pacifisme de base qui, s’il se voyait appliqué au grand jour, ferait tomber en ruines l’ensemble des idéologies en vigueur au nom des seules valeurs digne de l’espèce humaine : entraide et tolérance. C’est le modèle d’une société gouvernée par le poète, l’artiste, le voyant. Tous ceux qui s’en réclament s’appliquent à inventer, comme le dit justement Théo Kerg, « un langage plastique nouveau », un « langage essentiel ».

Les principaux représentants de l’art moderne au XXème siècle ont cherché à faire front à la barbarie des deux Guerres mondiales et aux idéologies que celles-là drainaient dans leurs sillons. Picasso a créé une fresqueintitulée « Guernica » ; Théo Kerg a fait à son tour une œuvre à la mémoire de Garcia Lorca, une autre célébrant le pacifisme d’un Paul Eluard. L’engagement d’une génération de peintres et d’écrivains était, en période d’après-guerre et de guerre froide, le signal d’une lucidité extrême vis-à-vis des atrocités dont l’humain venait de faire preuve, et donc une réponse implicite à la question lancinante d’un Adorno si, après les génocides sans précédents par le biais desquels s’était manifesté le siècle, l’art pouvait encore trouver lieu d’être. Nous avons mentionné à ce sujet le tableau-objet de Théo Kerg intitulé « Le soleil noir d’Hiroshima ».

 « Pour dessiner le portrait d’un oiseau »,  Prévert,  ami de Théo Kerg,  confère au poète le rôle suprême de faire en sorte que la cage s’ouvreaprès avoir été conçue dans toute sa vérité de cage.  L’absurde, dès lors reconnu comme l’au-delà des confinements humains, n’est en définitive ni le mur, ni la cage, mais l’espace inconnu mais libérateurqui s’ouvre à celui qui, comme le personnage Electre de Jean Giraudoux, a fait tomber les murs de la cité ! Kerg fait sienne cette conception de l’art qui consiste à faire éclater les convenances au nom de la vérité quelle qu’elle soit. C’est le pacifiste qui se révèle contre le tyran, Electre contre Egysthe,  l’art contre la loi. Théo Kerg, en effet, n’a jamais su tracer sa ligne de vie selon les impératifs d’une loi arbitraire, fût-elle d’exception (comme c’était le cas à la fin de la Seconde Guerre Mondiale) car l’artiste ne porte pas d’étiquette, ni croix ni étoile…L’admiration que Théo témoignait à Eluard relève de cette liberté d’esprit. 

Comme en « cage »toutefois, l’artiste l’est quand il se trouve face à la toile blancheet qu’il se jette dans cetteabsence de tout pour découvrir le défaut du vide, c’est-à-direl’humain qui se prend comme Dieu Théo Kerg est ainsi de cette génération qui a su démasquer le sens, mettre au grand jour l’absurde, faire trouver mot à l’humain « jetédans le monde » (Heidegger) afin de faire le monde retrouver le chemin de l’humain et faire l’humain retrouver le chemin du monde, c’est-à-dire le lieu de la question du sens éclaté sous le signe de la tolérance.

 Toute l’aventure de l’art abstrait  est contenue dans ce mouvement centripète de la conscience modernedans toutes les disciplines, dans cette nouvelle façon d’approcher le réel et ses contrefaçons, qui a notamment abouti à faire les sciences naturelles et physiques abandonner le terrain des certitudes empiriques pour ouvrir leur champ d’étude au domaine de l’infini et de l’hypothétique. Les sciences et les arts, dorénavant , évoluent côte à côte dès lors qu’il s’agit de faire état d’un monde de tous les possibles.

La culture littéraire de Théo Kerg relève d’un sentiment de complicité avec une écriture affranchie à son tour des canons d’une rhétorique empoussiérée.  Plus librement que certains penseurs, artistes et écrivains encore tributaires du formalisme automutilant d’une esthétique trop exclusive pour se laisser appliquer à la pensée commune, un Prévert, un Paul Eluard et un Camus par exemple, étaient de ceux qui exprimaient les choses en toute simplicité afin de les rendre transparentes à leurs contemporains. Théo Kerg également fut de ceux-là pour qui la création doit être accessible à tous parce qu’elle véhicule et embrasse la condition des hommes dans leur présent.

(…) « C.à.d. tout simplement l’artiste, cet être touché, blessé par son époque et qui essaie de le dire dans son langage. Il ressemble au radar, il capte les ondes les plus fines de son environnement et de son temps.

Pour mon compte j’ai capté depuis toujours ces ondes. J’en ai été touché, blessé, enchaîné, emprisonné. J’ai essayé de faire sauter ces chaînes, de m’évader de cette prison.

C’est ainsi qu’il faut comprendre mon œuvre. » (…)

C’est Ezra Pound, un de ces auteurs qui eurent droit à un hommage artistique de Théo Kerg, qui disait : Les artistes sont les antennes de la race. »(in How to read)C’est-à-dire ceux qui captent les ondes les plus subtiles.Le même Pound, en faisant remarquer que « la grande littérature est simplement du langage chargé de sens au plus haut degré possible » (L’ABC de la lecture) ne voulait donc certainement pas passer sous silence que les arts en général, dans la mesure où ils trouvent leur expression la plus épurée,savent répondre à ce premier impératif. 

Le « tactilisme » inventé par Théo Kerg en 1956doit donc être compris comme un engagement vis-à-vis d’un siècle qui a fait l’homme découvrir sa condition de victime de son propre pouvoir de désigner les choses. La prise de consciencedont parle Théo Kerg s’exprime dans ce qu’il appelle un « langage » et qu’on peut appeler « alchimique » dans ce qu’il s’applique à  faire le réel imploser sous l’effet « expansionnel » de la lumière. C’est ainsi que le tactilisme de Kerg relève d’une approcheimpressionnistedes composantes du réel:

« Ainsi le langage que j’ai inventé pour évoquer cette prise de conscience, langage essentiel que j’ai appelé tactilisme en 1956, ce qui signifie animation de matière sous l’influence de la lumière. »

PietMondrian,lui-même adhérent au mouvement Abstraction-Création, exprime cette subtilisation des frontières du réeld’une façon plus mystique, mais toujours semblable au discours de Kerg, ce qui nous pousse à croire qu’entre ces deux artistes le courant a passé, surtout en ce qui concerne le rôle humaniste de l’artiste :

« Je pense que l’être humain ordinaire recherche la beauté dans la vie matérielle mais  selon moi l’artiste ne devrait pas le faire. Il ne devrait rien attendre du monde matériel : il doit être seul et lutter seul. Sa création doit se situer à un niveau immatériel : celui de l’intellect. S’il se contente d’obéir à cette force créatrice et, à cette fin, de rester aussi libre que possible, il en a fait assez. Et c’est ainsi qu’il apportera sa contribution à l’humanité. » (P. Mondrian, lettre 1910).

C’est ici que se dessine également un Victor Hugo – dont Kerg était un grand admirateur, – pour lequel l’artiste est appelé à servir de guide à une humanité ignorante de ses propres valeurs.

Il y a lieu d’ailleurs de se demander jusqu’à quel niveau la Société de théosophie d’Amsterdam dont Mondrian fut un adepte, a rayonné sur le mouvement Abstraction-Création, d’autant plus que nous savons que Théo Kerg a entretenu une proximité avec le groupe des Epiphanistes, en l’occurrence à travers son ami Henri Perruchot qui avait créé ce groupe en réaction contre l’existentialisme sartrien et le matérialisme ambiant, pour appeler au retour d’une transcendance naturelle qui n’est pas sans rappeler la mystique humaniste du romantisme allemand. Chez Théo Kerg un volet théosophique transparaît clairement dans la dimension « prophétique » qu’il accorde à son art et au caractère épiphanique de la « lumière » qui dissipe les ténèbres de l’ignorance. Par ailleurs, sa manière de décrire l’œuvre d’art  dans l’Etre et son temps est plastique à l’extrême dans la mesure où il y est rarement question de la toile, mais toujours de dimensions spatio-temporelles provoquées par la translucidité de la matière tactiliste.

Il est frappant d’ailleurs de constater la richesse du vocabulaire architecturalauquel recourt l’artiste Kerg pour commenter ses gestes de peintre. Ce métalangage trahit un imaginaire de l’espace en concordance fertile avec un imaginaire du lieu clos et de l’objet inerte. Rythme, échafaudage, structure murale, lumière, aérodynamisme, miroir, tableau-objet …La toile de Théo Kerg est un champ entièrement inscrit dans l’espace, multidimensionnel et polysémique : c’est que l’artiste s’attaque à toutes les étendues du réel pour mettre en avant sa critique du linéaire, de cet axe horizontal le long duquel s’affrontent les valeurs au détriment de la dimension verticale de l’humain.

Les virtualités verticales dans ce monde se trouvent contrecarrées sans discontinu, à tous les niveaux où elles sont tentées de se rétablir : un tableau emblématique des années soixante comme une synthèse des angoisses existentielles du siècle est intitulé « Pièges ». « Les pièges se trouvent partout », commente l’artiste, « en bas, les pièges spirituels, idéologiques, s’effritent ; en haut les pièges des ordinateurs, les plus brutaux que l’homme  ait créés pour ses besoins se dressent, le tout planqué par des bois calcinés évocateurs de la situation. »

Théo Kerg plaide pour brûler le regard de tous les adeptes des convenances faciles et à tous les esclaves du progrès ; le langage qu’il utilise pour dire ses angoisses devant une modernité asphyxiante a des caractères prophétiques, surtout quand il évoque le pouvoir dictatorial des nouveaux moyens de communication.

Contre l’uniformisation et le cloisonnement de la société de consommation, Kerg plaide pour une vision multiforme du réel qui n’a pas peur des actes isolés. Pour le dire, Kerg recourt au thème des miroirs :

« Les miroirs transforment, décomposent, développent psychédéliquement ; l’environnement se transforme, le spectateur aussicar il n’y est plus consommateur de l’œuvre, au contraire il est consommé, transformé, manipulé par l’œuvre.  Le tableau, l’objet, la matière attaquent et obligent le spectateur à réagir. »

Le réel est submergé de lumière, mais non de celle que fournit l’intelligence : c’est comme une descente de l’esprit ; la connotation mystique de l’expérience n’est pas à méconnaître :

« Mouvement, transformation, devenir de l’espace, jeu chromatique, càd.tout ce qui se passedans et par le tableau tactiliste dans sa totalité se passe également dans le détail caractéristique.

Surtout quand la lumière intervient, tout le tableau change, se transforme, y compris son atmosphère, son intensité d’expression. »

Ce qui se passe au bout de cette illumination de la matière jusqu’à ses secrets les plus reculés, c’est la délivrance de ses secrets. « Toutes les choses ont leur mystère », écrit Federico Garcia Lorca, « et la poésie, c’est le mystère de toutes choses . »En effet, comme le poète s’applique, à l’aide des figures analogiques, à percer le secret des mots pour aboutir au secret des choses, ainsi le peintre transfigure son medium pour en faire une fenêtre ouverte sur les confidences du réel.

La « lumière » qu’évoque Théo Kerg est absolue : un « soleil qui ne laisse pas d’ombres », disait Camus à propos de la « vérité » que recherchait son héros Meursault (L’Etranger). Théo Kerg exprime à sa manière l’humain dans sa passion de  vérité d’être et de sentir , « l’homme révolté » (Camus) dont la vérité se traduit dans un premier temps par la négation des catégories apprises, ce qui fait penser à un grand cataclysme du visuel qui avait coutume de se réduire au cadre de l’expérience acquise par convention  : « Le tableau-objet se décompose, se recompose, se transforme sans cesse, se propage tout comme l’environnement, s’y incorpore et s’y reflète. »

En-deçà de cette épiphanie orphiquedu côté de l’environnement circonscrit par les paramètres de la raison pratique qui est celle qui gouverne le politique et le social, Kerg évoque le personnage emblématique de Kafka – l’humain étranger à toute humanisation de sa nature profonde, – et la façon dont il le décrit pour commenter son « hommage à Kafka,  nous fait penser en même temps aux personnages de toute une littérature contemporaine :

« Voici Kafka, l’être déchiré, court-circuité, issu d’une situation utopique sans issue.

(…)

Kafka bouge, rayonne, retourne les valeurs, le soleil en bas, l’eau en haut.

Kafka projette une ombre menaçante, monumentale, une architecture utopique, un écho, un souvenir gigantesque. L’ombre est écho, souvenir. Entre ce souvenir et l’acte circule l’existence. »

Et Kerg ajoute : « L’ombre joue un rôle essentiel dans le tactilisme. » Elle symbolise le caractère absurde de l’utopie humaine ; c’est l’ombre du « soleil noir d’Hiroshima », c’est également le « poème pendu, le poète pendu », c’est l’ombre du « créateur sacrifié, cœur ouvert pendu. Autour se dressent, couvertes d’injures, êtres sans âme, des poutres dangereuses et brutales. »

Les ombres, pour Théo Kerg,  sont toutes des éléments de mur que l’artiste démiurgefait transmuter un par un dans des figurations perméables, ouvertes à une transcendance qui n’a pas peur de ses accents panthéistes, comme dans cette description d’intérieur d’une église : « Les nuages de béton sont remplacés par de vrais nuages, par le soleil, le vent et la pluie, c’est une intégration totale de l’environnement, de la nature, de l’homme et de l’art, une intégration que je désire réaliser partout. » Cettealchimie des formes et des outils, Théo Kerg, vers les années 60, la fait œuvrer en permanence par le biais d’un matériau d’élection qu’il considère comme la projection d’un regard d’ailleurs : le vitrail. Aussi sa passion à aménager des lieux de culte témoigne d’une conscience poétique dont les rayons convergent, comme dans la vision cosmique d’un Teilhard de Chardin, dans l’œil « omnidimensionnel » de l’humain réconcilié avec les lieux de son évolution qui sont également les espaces de sa survie.

« A travers ces vitraux l’extérieur, le changement diurne, se met intensément en rapport avec l’intérieur, avec l’homme, d’où la naissance d’un dialogue d’une certaine qualité sous les nuages de béton de la toiture. »

Le béton, matière des plus impénétrables, est rendu translucide par la magie du vitrail, laissant penser à une approche alchimique de l’opaque et du clos dans le sens d’une épiphanie de la matière subtile par infusion luminescente. Ainsi accomplie par exemple dans le chœur de l’église du Cents à Luxembourg.

Cette transposition du medium de la toile à l’espace aérien amène la veine spatialiste de Kerg à son zénith. Depuis les années cinquante et l’époque tactiliste, Kerg a toujours mentionné la réalité centrale de l’unité du temps et de l’espace, et de l’influence « transmutante » de la lumière sur les objets. Son obsession du mur a fait cet imaginaire éthérique l’emporter sur la forme figée de la toile, laissant celle-ci revêtir les apparences de l’objetau-delà de la peinture. 

En 1964, Kerg crée une lithographie d’après le poème « Soleil » de l’initiateur du spatialisme en France, Pierre Garnier, son ami de toujours. Un flyer destiné aux amis de Théo Kerg est accompagné du texte suivant, anonyme, mais dont le style, à notre avis, trahit la main de l’artiste et dont le contenu est une synthèse parfaite de l’œuvre d’art selon Kerg   :

« Soleil, mot composé sur la pierre, vivant autour de son centre de gravité O, vibrant inlassablement, intensément , en profondeur et en surface, éclatant en mille fragments SOLEIL, déchirant l’espace, reculant la craquelante couche terrestre, les fuyants ténèbres. L’espace est aboli, le temps est aboli, remplacés par une succession d’intensités du mot spatial : SOLEIL. » (…)

 Le mot est « composé sur la pierre » : toutes les inscriptions emprisonnent le réel qui est « vivant », « vibrant », «éclatant ». Il faut donc que la « pierre » éclate à son tour pour libérer le langage et lui faire passer l’épreuve du feu, le grand nettoyage qui réinvente la poésie.Celle-ci est, comme le disait un René-Guy Cadou, poète de l’Ecole de Rochefort qui était chère à Théo Kerg : « poésie la vie entière ». Le spatialisme, chez Kerg indissociablement lié à son tactilisme, entend « démythifier la langue » (cf. Manifeste du Spatialisme, Pierre Garnier) – la laver de son « contenu sentimental ou historique, expressionniste ou psychique » pour la faire participer à l’objectivité des éléments du réel. Logiquement cette libération des éléments linguistiques est appelée à figurer une poésie universelle et qui s’adresse à tous les sens de la perception . En l’occurrence Théo Kerg considère avec enthousiasme les nouveaux médias de l’audiovisuel qui sont la meilleure expression concrète d’une poésie naturelle, en perpétuel renouvellement et accessible à tous :

(…)  « La poésie n’est plus dans la poussière des bibliothèques ; plus que jamais elle est dans la publicité, la télé, le film de nos yeux, dans les disques et la radio de nos oreilles, dans notre bouche, dans nos mains. On ne l’illustre plus, on ne l’embaume plus, on la rend présente. Elle prend possession de nous, entièrement, autrement. »

On verra donc les signes sur la toile ainsi que les matières sculptées comme des objets qui font partie de notre quotidien au même titre que toutes les choses qui nous entourent. En se mêlant dans les instants de nos habitudes, avec la liberté radicale qui est la leur, ils cassent nos repères  et créent la poésie la plus pure, la plus omniprésente, la moins achevée.  Surtout , par un jeu de correspondances qui donne à l’œuvre son unité, ils créent ce mouvement perpétuel qui est celui du cosmos, qui abolit le temps et l’espace et conditionne l’humain pour sortir victorieux de toutes ses prisons, comme Théo Kerg le laisse entendre à propos d’un  de ses tableaux  :

« De même ce tableau tactiliste rejoint les structures du vieux mur par son écriture spécifique, rainures, collages, signes de communication enfoncés dans le sable. Ainsipar cetteparenté intime, la lecture reste ouverte et le tableau reste en mouvement. »

Théo Kerg, nous le voyons une fois de plus, est à la recherche de signes,sans doute du Signe absolu qui fait tous les murs de l’informe chaotique se structurer dans une ascendance subtile pour révéler un Cosmos vivable. Pour les « primitifs », toute puissance est virtuellement sacrée, c’est-à-dire susceptible de faire du lieu habitable un lieu habité. « Aber dichterischwohnet der Mensch auf dieser Erde »(Hölderlin). Nous ajoutons une citation de Mircea Eliade, de son livre Le Sacré et le Profane, qui nous semble particulièrement lumineuse pour résumer le projet « cosmique » de Théo Kerg :

Lorsque le sacré se manifeste par une hiérophanie quelconque, il n’y a pas seulement rupture dans

l’homogénéité de l’espace, mais aussi révélation d’une réalité absolue, qui s’oppose à la non-réalité de l’immense étendue environnante. La manifestation du sacréfonde ontologiquement le Monde. Dans l’étendue homogène et infinie, où aucun point de repère n’est possible, dans laquelle aucune orientation ne peut s’effectuer, la hiérophanie révèle un « point fixe » absolu, un Centre. » (p.26)

On pense à l’axe du Soleil, et au tableau « en mouvement » C’est le contraire du « mur », même s’il faut d’abord avoir vaincu celui-ci. Dès lors la toile et l’œuvre font un ; le « tableau-objet » devient lieu habitable.

Mircea Eliade, dans le même ouvrage, poursuit :

« L’homme des sociétés traditionnelles ne pouvait vivre que dans un espace « ouvert » vers en haut, où la rupture de niveau était symboliquement assurée et où la communication avec l’autre monde,le monde « transcendantal », était rituellement possible. »(p.44)

Pour Théo Kerg, le mur est un problème, certainement le problème central dans la mesure où il symbolise le monde environnant et la toile. Transgresser cette frontière, c’est, depuis le surréalisme, la fonction suprême de l’artiste moderne. Or les artistes dont il s’agit sont conscients que l’entreprise est en soi un retour vers les « primitifs », les cultures « pré-modernes », et qu’au fond ils n’inventent rien. 

Le volet constructiviste chez Kergest à comprendre comme une architecture cosmique et monumentale  au centre de laquelle l’artiste trouve son lieu. On dira donc que l’art moderne, dans la mesure où il s’est affranchi des règles édictées par les académies, sert d’abord l’artiste parce que c’est lui qui se cherche son propre « centre du monde », son propre point de repos. Mircea Eliade écrit :« Pour vivre dans le Monde, il faut le fonder. Ainsi le portrait le plus fidèle de Théo Kerg, c’est son art.

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